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C’est une première, depuis sa création en 2012, le Prix Virginia récompense deux lauréates. Pour sa septième édition ce sont donc la photographe sud-africaine Jo Ractliffe et l’américano-japonaise Jennifer Sakai qui remportent la précieuse distinction pour leurs séries respectives Landscaping et When We Return Home. Ce prix remis tous les deux ans encourage et soutien financièrement grâce à une dotation de 10.000€ les femmes photographes, de toute nationalité et sans limite d’âge.

La qualité des séries présentées par Jo Ractliffe et Jennifer Sakai a convaincu le jury de professionnelles de la photographie, conquises par la rigueur de leur proposition soumise à deux moments de carrière sensiblement différents. En choisissant de partager ainsi le Prix Virginia, le jury met en lumière la double nécessité de reconnaître la carrière de femmes photographes accomplies et d’encourager les femmes photographes émergentes.

Jo Ractliffe
Landscaping

Le paysage, c’est une manière de regarder ce qui a sa propre histoire, une histoire qui ne peut justement être comprise qu’à travers une histoire plus vaste, économique et sociétale.
Denis Cosgrove, Social Formation and Symbolic Landscape, 1998

Alexander Bay © Jo Ractliffe / Lauréate Prix Virginia 2024

En octobre 2022, j’ai parcouru en voiture la route nationale qui longe la côte atlantique Sud-Africaine, depuis Cape Town jusqu’à Namaqualand et la frontière namibienne. J’ai roulé à travers les terres agricoles, les villages de pécheurs et les villes minières et j’ai parcouru les interminables bandes de terres ruinées par l’industrie minière. C’est la terre de mon enfance. J’ai pris mes premières photographies là, le long de la côte ouest. Cela faisait 20 ans que je n’étais pas revenue.

Beaucoup de villes de Namaqualand sont nées de la « découverte » du cuivre à Okiep en 1685. En 1926, la découverte de diamants alluvionnaires près de l’embouchure de la rivière Orange provoqua l’arrivée d’une nouvelle vague d’aventuriers et les mines se développèrent. La mythologie des frontières ressurgit avec le romantisme contemporain de la côte ouest et de Namaqualand ; les brochures touristiques regorgent d’histoires de baleiniers, de marins et de naufrages et de descriptions de « paysages vierges », de « villages historiques au charme désuet », de « gentils autochtones » et d’« hospitalité chaleureuse ».

Lamberts Bay © Jo Ractliffe / Lauréate Prix Virginia 2024

La réalité de la vie quotidienne des communautés locales, celles-là mêmes qui avaient été dépossédées de leur terre et qui sont restées marginalisées et sans ressources, ont été effacées de ce récit. Les conséquences de plus d’un siècle d’extraction à échelle industrielle des diamants, du cuivre et des sables minéraux lourds le long de ce paysage côtier a laissé une campagne ruinée ; les villes minières autrefois florissantes n’ont aucun véritable service public et le taux de chômage est l’un des plus haut du pays. Aujourd’hui, les habitants de la région vivent encore parmi les mines, les amas de résidus, les sites de fonderie et les usines de traitement. Des terres aussi brisées rappellent le concept de Rob Nixon de « violence lente » qu’il définit comme « une violence qui opère de manière graduelle et invisible, une violence de destruction insidieuse qui s’étend à travers le temps et l’espace, une violence d’usure qui n’est habituellement pas du tout perçue comme de la violence. »

Quand je réfléchissais à comment je pouvais photographier ces espaces, j’étais obligée de me confronter à l’idée de « paysage », de reconsidérer ce qui fait paysage en photographie ? Je me suis toujours débattue avec ce terme, la manière dont il se rapporte à un regard plus qu’à un espace concret – et comment il amalgamerait ce regard ou cette représentation avec le véritable lieu lui-même. Mais le terme de « paysage » ne désigne pas une géographie ou un espace au-dehors ; c’est déjà une fabrication. Et parler de paysage en termes de beauté ou même de laideur, c’est observer plutôt que participer, réduire l’espace et l’enfermer dans un concept en faisant fi de l’expérience vécue.

Je savais que m’embarquer dans un essai photographique au long cours sur l’industrie minière de l’Afrique du Sud dépassait largement mes capacités. J’ai donc plutôt essayé, dans ce travail, de lutter pour que mes photographies échappent aux conventions stéréotypées du paysage – ce que William Kentridge appelle « la peste du pictural » – et de faire des images qui interrogent certaines notions prédominantes de ce qui constitue un paysage.

Jennifer Sakai
When We Return Home

When We Return Home © Jennifer Sakai / Lauréate Prix Virginia 2024

Mon projet When We Return Home est une série photographique basée sur le déplacement de ma famille japonaise au Camp de Concentration de Poston, en Arizona, après la Seconde Guerre Mondiale. Les restes de ce traumatisme intergénérationnel se sont transmis et sont revenus à la surface dans ce que mes grands-parents, mes tantes et mes oncles ont traversé avec espoir et beauté. Le climat actuel dans lequel nous vivons aujourd’hui fait écho et résonne avec cette même xénophobie raciale et sexuelle, tant dans mon pays que mondialement.

Durant la Seconde Guerre Mondiale, cela a conduit à l’acte atroce et déshumanisant de confiscation de tous les biens du patrimoine japonais et au déplacement forcé des Japonais dans l’un des dix camps de concentration implantés sur des terres reculées dans tous les Etats-Unis. Ma famille a fait partie des 120 000 personnes affectées, selon les estimations. Avec ce travail, mon but est à la fois d’éduquer le public tout en dépassant ce que ma famille a enduré durant tout cette période. Le projet se déroule en deux temps. Le premier inclut des objets éphémères, des images, des archives et des lettres de ma famille Sakai et leur vécu pendant la Seconde Guerre Mondiale et la période qui suivit la Seconde Guerre Mondiale. Dans la seconde partie, ces éléments sont juxtaposés avec des images de ma propre pratique photographique. Ces conversations croisées me renvoient leurs messages, mais avec un nouvel écho.

When We Return Home © Jennifer Sakai / Lauréate Prix Virginia 2024

A travers cette interaction de mes images personnelles et des archives, j’ai remonté le temps pour démêler mes propres débuts créatifs et le besoin que j’ai eu d’enregistrer et de documenter la vie, en commençant par leurs voix. En surface, c’est l’enregistrement et l’histoire de ce qu’une famille, les grands-parents, les tantes, les oncles, a subi aux Etats-Unis. De manière plus poignante, toutefois, cela documente la nouvelle vie qu’ils se sont créée parmi les traces d’un passé douloureux et laisse à l’inverse des notes de beauté et d’émerveillement là où il n’y avait autrefois que perte.

When we return home est le message d’adieu tiré de la carte postale que ma grand-mère m’a écrite, son double sens étant à la fois le message informel d’un membre bien-aimé de la famille à un autre, mais également le message sous-jacent de leur passé et de leur chemin de vie.

Retrouvez les finalistes du prix 2024 :
– Beatriz de Souza Lima (France / Brésil)
– Laura Letinsky (Canada / Etats-Unis)
– Sunmin Lee (Corée du Sud)
– Lisa Sorgini (Australie / Italie)
– Lua Ribeira ( Espagne / Royaume-Uni)
– Louise Desnos (France)
– Nadia Ettwein (Afrique du Sud)
– Julie Calbert (Belgique)
– Maria Abranches (Portugal)
– Clara Watt (Canada / Sénégal)

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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