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Thank you mum, une série de Charlotte Mano

Temps de lecture estimé : 6mins

Cette semaine nous avons décidé de vous présenter la série « Thank you mum » de la photographe française Charlotte Mano, membre de Hans Lucas. Nous avons pu découvrir ce travail lors de l’exposition hivernale du Château d’Eau à Toulouse ou plus récemment lors de la foire Photo Doc sur le stand de sa galerie Photo XII. Charlotte Mano questionne le pouvoir de représentation de l’image jusqu’à en pousser ses limites jusqu’à l’extrême…

« Thank you mum » est d’abord un travail de résistance qui se déploie au travers d’images, de vidéos et d’installations. Charlotte Mano photographie sa mère depuis qu’elle est atteinte d’une malade incurable. Que faire lorsqu’on se retrouve face à un destin que l’on sait déjà sombre ? Lorsque le compte à rebours a commencé, que nous reste-il à faire avec celle qui compte le plus ? Ce sont les questions que la photographe de 28 ans s’est posée dans son travail de recherche.
Isolée avec sa mère dans la campagne française, elles ont tenté d’exprimer d’abord une relation mère-fille qui s’est transformée au fil des jours en un hommage pudique et poétique à sa propre mère.
On ne peut nier une atmosphère étrange presque ésotérique et de l’ordre du rituel, comme si la photographe cherchait par tous les moyens à conjurer le mauvais sort, à utiliser tous les médiums de sauvegarde pour suspendre le temps et la garder auprès d’elle. Elle a entamé ce travail difficile mais salvateur avec un tuteur : Alejandro Castellote (historien de l’art, initiateur de Photo España) qui emploie une phrase très juste lorsqu’on regarde l’ensemble de la série : « she asks for a miracle ».
Le travail de Charlotte est évolutif et se garnit chaque jour d’expériences du quotidien avec sa mère. Elle nous confie  « c’est la chose la plus significative que j’ai pu faire en tant que photographe », je sais déjà que les morceaux d’intimité que vous voyez ici formeront au fil des années l’édifice de ma vie ».

Créer et aimer

En 1996, le neurobiologiste italien Giacomo Rizzolatti et ses collaborateurs ont annoncé la découverte des neurones miroirs. L’analyse de leurs fonctions a révélé qu’ils sont impliqués dans les conduites d’imitation et d’émulation, rendant le cerveau capable d’adopter le point de vue de quelqu’un d’autre, nous permettant de socialiser et d’apprendre tout ce que l’environnement nous montre. Ces responsables de l’empathie humaine sont particulièrement actifs durant l’enfance. C’est ainsi qu’un bébé se met à pleurer lorsqu’il en voit un autre pleurer.
L’usage allégorique des neurones miroirs pour l’analyse de certains aspects qui composent l’ADN de la photographie ouvre un espace symbolique qui, d’après moi, permet d’expliquer l’irrésistible pouvoir d’empathie de certaines photographies. Les images collaborent au processus de compréhension du monde et activent notre synchronie avec la subjectivité des autres à travers les échos de nos propres émotions et expériences. Elles contribuent à mettre une distance éthique entre le sujet et sa propre vie. Ce qui nous permet de passer spontanément du moi au nous sans la médiation du jugement.
Un grand nombre d’images créées par Charlotte Mano pour sa série Thank you Mum proviennent de cet espace amniotique qui précède la création. De fait, le dessin qu’enfant elle a réalisé de sa mère est une illustration poignante et éclatante de ce qui n’est pas visible, de ce qui ne l’est pas encore. C’est pourquoi, peut-être, les images de cette série ne s’insèrent pas dans un récit linéaire. Elles sont créées et agencées à la manière qu’ont les poètes de placer les mots dans leurs poèmes, ignorant l’ordre de la syntaxe afin d’aider les mots à s’émanciper de leurs référents et de leurs significations, à acquérir de multiples potentialités sémantiques et expressives.
La douleur de la perte et l’angoisse face à l’irréversible – épicentres émotionnels de ce travail – cohabitent dans cet univers entropique que traversent aussi les retrouvailles et l’amour le plus primaire, celui qui nous unit à qui nous a donné la vie. Il est impossible de déployer ces photographies, ces éclairs émotionnels, dans un ordre chronologique. Pas plus que les souvenirs n’émergent en suivant une ligne temporelle. Charlotte Mano illustre avec une ambiguïté délibérée ces espaces d’indétermination qui situent le présent dans un champ d’intemporalité et font de la mémoire une temporalité pluridimensionnelle : un écho du passé qui résonne sans cesse avec le présent.
Ses images sont riches d’échos, de réverbérations et de rituels dont la morphologie s’ouvre au transvisible , un concept qui représente le passage interstitiel entre l’invisible et le visible, entre ce que nous connaissons et ce que nous ne connaissons pas, entre ce que nous désirons et ce que nous craignons. Un territoire, profondément éloigné du verbal, que nous partageons tous, soit parce que notre expérience émotionnelle l’a parcouru péniblement, soit parce qu’elle est passé à proximité, scrutant l’obscurité insondable de la douleur. Mais on en sort. Et on revient à la vie. Bien que dans l’intervalle il soit nécessaire de prendre congé et de remercier. C’est l’efficacité des rituels, en particulier ceux que nous pratiquons de manière intuitive. Ils nous permettent d’effectuer des actions intelligentes sans en passer par l’intelligence rationnelle. C’est ainsi que Charlotte Mano s’y est pris, rejoignant toutes ces femmes qui nous ont appris à abandonner la pudeur et à laisser s’écouler l’essence des sentiments. Le jugement épidermique que par la suite nous porterons sur les aspects esthétiques de son travail n’a aucune importance. Ce qui est réellement important, c’est la profonde honnêteté du processus.

– Alejandro Castellote, historien, curateur et inititateur de Photo Espana (Traduit de l’espagnol par aurelio Diaz Ronda)

1- Le terme «transvisible» a été inventé par le poète français Serge Venturini (Paris, 1955) dans son poème Le pont franchi du transvisible (2008).

Après un double cursus de Lettres modernes et de communication culturelle, Charlotte intègre l’école des Gobelins où elle sort dans les majors de sa promotion.
Son travail photographique, s’il se déploie en apparence autour de plusieurs thématiques (le corps, l’espace, l’obscurité) ne cesse de questionner l’image : son pouvoir de représentation et de transparence, mais aussi ses propres limites. 
On y retrouve des souvenirs, des personnages, des paysages, des sensations, le tout traduit dans une atmosphère édulcorée, contemplative et un brin nostalgique.
Ses influences sont variées : de la littérature fantastique du XIXème siècle à la peinture symboliste et surréaliste chinoise contemporaine en passant par des artistes plasticiens comme Oscar Munoz.
Ce qui est frappant dans l’ensemble de ses travaux, c’est cette vision prometteuse et singulière de la photographie qu’elle ne cesse d’explorer et d’interroger, avec un souci d’invention permanent.
Dans l’ensemble de son parcours Charlotte ne cesse d’expérimenter par tous les moyens, elle défie l’image et ses formes afin de les rendre sensuelles et troublantes.

mano.charlotte@gmail.com
https://www.charlottemano.com

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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