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Sophie Kaplan « La question de nos engagements, citoyens ou artistiques prend une tessiture nouvelle dans cette période »

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Incompréhension, lassitude, résistance… alors que les musées sont jugés parmi les lieux les plus sûrs selon un rapport récent en Allemagne, leur ouverture semble définitivement écartée. Au-delà du symbole, c’est un gâchis à tous les niveaux d’autant plus qu’il s’agit de l’argent du contribuable au final avec ces expositions majeures qui ne rencontreront jamais de public (Matisse au Centre Pompidou par exemple). Si le lobbying des Gafam -et des coiffeurs! – semble malheureusement plus puissant, une visite au musée reste une expérience de contemplation aux vertus thérapeuthiques réelles sur la dépression ou le stress. Face à cette faillite collective, nous sommes parti.e.s à la rencontre en régions de celles et ceux qui ont choisi de maintenir malgré tout une programmation engagée et ambitieuse. Un tour de France des expositions confinées mais vivantes !

J’avais interviewée Sophie Kaplan en janvier dernier autour de l’exposition d’Eleonore Saintagnan dans le cadre du cycle« Lili, la rozell et le marimba »  (2019-2021) qui interroge les liens entre création contemporaine et savoirs vernaculaires à travers des expositions, des recherches, des résidences et une revue. L’artiste Jockum Nordström, représenté par les galeries David Zwirner, Magnus Karlsson et Zeno X est le nouvel invité de ce cycle. Sophie Kaplan nous dit pourquoi et dresse le bilan de cette période de crise. Elle est co-commissaire de l’exposition La couleur crue, imaginée avec Anne Langlois, directrice de 40mcube et Jean-Roch Bouiller, directeur du musée des Beaux Arts, en contrepoint de l’exposition de la Collection Pinault au Couvent des Jacobins qui devrait avoir lieu cet été.

Jockum Nordström, première exposition dans un centre d’art en France

Jockum Nordström a été peu exposé en France jusqu’ici à l’exception notable d’une exposition au LAM en 2013. Il a eu une importante exposition l’été dernier au Skissernas museun de Lund en Suède. L’artiste a plusieurs facettes, étant par ailleurs illustrateur de livres pour enfants et musicien. La musique est d’ailleurs l’une des façons de rentrer dans son travail, où se mêle à la fois composition et improvisation.

Ses sources d’inspiration

Ce qui vient toujours en premier quand on l’interroge à ce sujet est la place de la musique. Il en écoute en permanence, que ce soit du jazz ou des musiques populaires.

La place de l’architecture est également importante : ayant grandi dans la banlieue de Stockholm dans les années 1960, il baigné dans cette architecture fonctionnaliste et les grands ensembles. Depuis quelques années la nature tient également une place de plus en plus centrale, que l’on retrouve notamment dans les couleurs qu’il choisit. C’est aussi parce qu’il possède depuis quelques années un second atelier se situe sur la presque île de Gotland. Quand il travaille de là-bas, on sent une inspiration plus naturaliste.

Le choix du titre Pour ne pas dormir 

C’est le titre d’une fabulette d’Anne Silvestre. Même s’il ne parle français, Jockum Nordström connait ses classiques français : Brassens, Ferrat, etc. Cela dit, le titre et l’exposition dépassent la seule référence à l’enfance : il s’agit de nos nuits blanches à tous!

Quels parti pris scénographiques avez-vous retenu avec l’artiste ?

L’exposition se construit autour de trois ensembles : les collages colorés qui sont accrochés sur l’ensemble des murs de la salle principale, les sculptures, qui construisent une ville-rue sur un grand socle en medium pensé par l’artiste aux dimensions de l’espace et les dessins, qui se trouvent dans la salle attenante, transformée en cabinet, à l’atmosphère plus intimiste.

La technique de Jockum Nordström

Sa technique repose sur l’emploi de collages et de papiers découpés. Il travaille ses collages par cycles. Les tons très naturels sont caractéristiques de la période 2010-2020. Il a une technique de papiers découpés particulière : il découpe d’abord les formes de façon très libre, jusqu’à l’abstraction, puis en précise les contours grâce au dessin et à la couleur.

Il a d’abord été peintre, mais une allergie aux composants de la peinture l’a contraint a abondonner celle-ci et à développer une technique à partir de matériaux et papiers naturels. Finalement c’est une chance car c’est ce qui contribue à l’originalité de son œuvre.

Sa pratique de la sculpture emprunte au bricolage : ses sculptures sont réalisées à partir de vieux cartons, de boites d’allumettes et de bout de papiers. J’aime cette tension entre le recours à des techniques souvent rangées du côté des arts dits bruts et la précision toute contemporaine qu’on sent derrière chacune de ces décisions. J’aime aussi la façon dont s’imbriquent les différentes strates et références, comme avec c’est le cas par exemple pour ses immeubles en boites d’allumettes et ses collages abstraits. On retrouve cette même tension dans ses dessins : d’un côté le très précis de les architectures, de l’autre ses personnages aux yeux de travers, les scénettes tantôt drôles tantôt sombres. On est tantôt dans le conte, tantôt dans le drame. Cela dit, la narration, pour être présente n’est qu’esquissée et chacun est libre de laisser aller son imaginaire dans telle ou telle direction.

Comment l’artiste s’inscrit t-il dans le cycle « Lili, la rozell et le marimba » ?

Jockum Nordström se nourrit de nombreuses références populaires empruntées au folklore, aux contes ou à l’art brut. Il se situe entre les arts dits naïfs et l’abstraction. C’est ce qui m’a intéressé chez lui : sa formidable façon de faire feu de toutes les inspirations, de ne pas les hiérarchiser : ici le port de son enfance, les grands immeubles, là les fables, les contes populaires, mêlés à un imaginaire bourgeois de la fin duXIX, à des référence à la peinture abstraite et saupoudrés de dessins érotiques.. Tout se mélange chez Jockum Nordström, et donne à son œuvre un cachet presque intemporel, qui déclenche chez le regardeur un phénomène qui est de l’ordre de la reconnaissance.

De plus, la question du faire et des gestes est essentielle aussi chez lui comme chez beaucoup d’artistes de ce cycle autour des liens entre art contemporain et vernaculaire.

A quand remonte votre découverte de l’artiste ?

Je l’ai découvert en empruntant un chemin de traverse : par un de ses livres pour enfant, Marin et son chien, qui était l’un des favoris de mon fils et que j’aime beaucoup également. Plus tard, je l’ai retrouvé à ma grande surprise et pour ma plus grande joie à Paris à la FIAC, où il avait un solo show sur le stand de la galerie Zeno X. J’ai alors découvert et plongé dans l’ensemble et la richesse de son univers, tout en gardant en quelque sorte ce rapport intime, lié aux lectures partagées avec mon fils.

Aussi, quand j’ai commencé à réfléchir aux artistes qui auraient leur place dans le cycle autour du vernaculaire, le nom de Jockum Nordström, qui se nourrissait de cultures et de techniques populaires, anciennes ou contemporaines et qui, en plus, par ses livres, faisait partie de nombreux foyers, est apparu assez rapidement.

Impact de la crise sur la programmation de La Criée

L’exposition de Jockum Nordström aurait initialement du se tenir à l’été 2020. Du fait du premier confinement, nous avions déjà du décaler notre programmation.

Ensuite, l’exposition précédente des artistes Mathis et Paul Collins n’ayant été ouverte qu’un mois – en octobre-, ce qui a été un véritable crève-cœur, nous n’avons pas voulu prendre de nouveau ce risque d’une exposition amputée de sa durée et d’une partie de son public. Cela n’a pas été une décision facile, mais nous avons décidé de prolonger l’exposition de Jockum Nordström jusqu’à fin août et de reporter d’un an l’exposition de Katia Kameli qui aurait dû se tenir cet été.

Actuellement, nous n’ouvrons nos portes que pour quelques visites professionnelles. Je suis inquiète de l’impact de cette fermeture prolongée sur un public que nous avons mis beaucoup d’années et d’énergie à fidéliser, même si nous avons renforcé et mis en place tout un panel d’actions hors-nos-murs et que nous intervenons quotidiennement dans les écoles et autres lieux partenaires pour des rencontres, des ateliers, des résidences.

Nous sommes également en train de développer des actions spécifiques pour accompagner dans leurs parcours quelques jeunes artistes de la scène locale, particulièrement impactés par la crise.

Vos réflexions sur la crise

D’un point de vue professionnel je ressens une incompréhension qui gagne mois après mois face à l’impossibilité de rouvrir. C’est une déchirure et une douleur alors que même nous sommes actifs au sein des différentes associations et fédérations du secteur pour faire valoir nos intérêts. Pour une raison qui nous échappe nous faisons partie des variables d’ajustement, si ce terme est adéquat. Avec les mois qui passent, le manque béant d’art et de culture se fait ressentir de plus en plus durement, non seulement pour nous qui en vivons mais également la population. Nous vivons un moment qui nous engage de façon profonde dans nos rapports au monde. Pour ma part, j’oscille en permanence entre obstination utopique et un constat pessimiste sur les conséquences de cette course folle qui est des sociétés humaines. Je réalise, aujourd’hui encore plus qu’hier, à quel point j’ai de la chance de pouvoir travailler et agir dans un lieu où nous avons la liberté de construire  et soutenir des artistes et des projets artistiques. C’est une liberté et un espace de parole dont il est essentiel d’user pour faire voir et entendre des voix et des propositions singulières!

Prochaine exposition

L’exposition suivante est confiée à la théoricienne de l’art et curatrice Lotte Arndt, membre du comité de rédaction de notre revue, qui s’intéresse notamment au présent postcolonial et aux antinomies de notre modernité. Elle a choisi l’artiste Elvia Teotski (diplômée des Beaux Arts de Toulon) autour d’une proposition dont le sujet de recherche est la question des toxicités sur le littoral breton. Nous faisons un petit pas de côté en quittant les représentations vernaculaires pour interroger la notion du site en tant que tel, mouvant et organique. Nous accueillons l’artiste en résidence puisque qu’elle doit souvent se déplacer sur la côte bretonne. L’artiste va rester trois mois sur place et son exposition sera la restitution de ces recherches.

Au printemps prochain nous accueillerons une autre artiste française : Bertille Bak actuellement en résidence à Rostrenen dans le cœur de la Bretagne. Nous terminerons alors le cycle avec Katia Kameli, qui projette de construite un projet autour de la poterie des femmes berbère.

Place de la céramique dans les pratiques contemporaines

C’est un peu comme si, plus on se digitalisait, plus on avait besoin de revenir aux gestes et au toucher : les artiste sont les témoins et les passeurs de ce mouvement de balance. Un besoin de toucher la matière, après un long moment où l’on s’en est serait éloigné, qu’il s’agisse des développements du conceptualisme dans l’histoire de l’art, ou plus largement, du tour virtuel et déréalisant de notre société. La terre et la céramique reviennent en force. Ce qui est intéressant à observer également, c’est le nombre de femmes qui se saisissent de cette technique actuellement, dans une réappropriation et réécriture de l’histoire de l’art et des gestes féminins.

La saison art contemporain à Rennes cet été

Reportée de 2020 à 2021, elle s’articule autour de l’exposition de la Collection Pinault au couvent des Jacobins à partir sur le thème Noir et Blanc et sur contre-point au musée des Beaux-Arts, l’exposition « La couleur crue ». Pour construire cette exposition, le directeur du Musée des beaux-arts, Jean Roch Bouiller s’est associé le commissariat de deux centres d’art rennais : avec Anne Langlois pour 40mcube et moi-même pour la Criée. C’était une expérience commune très intéressante et j’espère que l’exposition pourra ouvrir! Par ailleurs, l’ensemble des lieux d’art contemporain rennais sont associés à cette manifestation, à travers leurs expositions et la mise en place d’événements.

Autre collaboration autour du futur site du musée des Beaux-Arts

Nous avons aussi une collaboration autour du futur nouveau et second site du musée des Beaux-Arts, situé à Maurepas, quartier populaire de Rennes. Ce quartier  n’est pas pour nous un terrain inconnu et nous travaillons depuis plusieurs années. C’est un beau projet qui se dessine pour le Musée, qui est prévu d’ouvrir, avec des expositions en écho et en miroir de celle du site en centre-ville. Nous sommes impliqués au côté du Musée pour tout un programme de création et de transmission, notamment autour d’un affichage dans l’espace public.

A lire en complément : mon interview avec Etienne Bernard, directeur du Frac Bretagne

INFOS PRATIQUES :
Exposition Pour ne pas dormir,
Jockum Nordström
Prolongée jusqu’au 29 août 2021
La Criée centre d’art contemporain
Place Honoré Commeurec
35000 Rennes
la-criee.org

Revue « Lili, la rozell et le marimba »  n°2 disponible à la librairie
Saison art contemporain/Collection Pinault

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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