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Née en 1982 à Helsinki, Milja Laurila est séduite depuis très tôt par le charme des photographies anciennes et des images photographiques publiées dans les vieilles encyclopédies ou les ouvrages médicaux. Actuellement, elle vit et travaille en Finlande comme artiste. Les premières années de sa vie en Afrique – après un déménagement professionnel de sa famille – ont décidément marqué et influencé sa pratique artistique. Laurila interroge à travers son travail le lien entre les images et les textes, la recontextualisation de photographies d’archives, les représentations féminines et la mémoire culturelle.

Un beau spécimen, 2016 89 × 204 × 15 cm UV prints on plexi glass, shelf photo ©Marcus Schneider

Dans ses premiers travaux, elle utilise des images de son album de famille d’enfance. Depuis, elle privilégie des photographies trouvées aux archives en ligne, aux librairies d’antiquaires ou aux livres conservés chez elle. Laurila détache les images scientifiques de leurs contextes d’origine pour les placer dans une nouvelle situation: «Je leur donne une chance de parler d’elles-mêmes, d’une voix qui leur est propre», explique t-elle. Au cours des dernières années, elle a fait des collaborations importantes avec plusieurs institutions privées : Singapore International Photography Festival (2018), Purdy Hicks Gallery (Londres, 2017), Shoot Gallery (Oslo, 2017), Ama Gallery (Helsinki, 2016), Gallery Taik Persons (Berlin, 2016), Paris Photo (Paris, 2016), Museum of Contemporary Art MOCAK (Cracovie, 2016) et Photo London (Londres, 2016). Ses œuvres font partie de collections publiques et privées en Europe et aux États-Unis.

Votre pratique artistique inclut la photographie comme matériau. Qu’est-ce qui définit votre activité de photographe et d’artiste travaillant avec les photographies des autres? Quel a été l’élément déclencheur de cette pratique?

To remember (Passport photos), 2004 19 × 23 cm Analogue C-print, framed ©Milja Laurila

L’activité photographique de mon père et sa passion pour la photographie ont sûrement animé mon propre intérêt pour cette pratique. Il est mort très jeune à Manille alors que je n’avais qu’onze ans. Pourtant, il a laissé derrière lui une vaste archive d’images et de caméras. Au cours des années suivantes, parcourir ces archives m’a amené à remettre en question le lien entre photographie et mémoire. C’est dans le cadre de la série To Remember (2004), que j’ai utilisé pour la première fois des photos prises par d’autres photographes et principalement par mon père.

To remember (mother), 2004 65 × 83 cm Analogue C-print, framed ©Milja Laurila

Ma famille a quitté la Finlande pour s’installer en Tanzanie quand j’étais encore nouvelle-née. Nous y avons vécu les trois premières années de ma vie. Aujourd’hui, je n’ai aucun souvenir du temps passé en Afrique même si je ressens que c’est une partie essentielle dans la construction de mon identité. La quête pour les mémoires intimes et l’envie d’émerger mes souvenirs enfantins m’ont fait s’orienter vers les photographies familiales conservées de cette période précoce. À première vue, les photos semblaient muettes. Je ne me rappelais ni des endroits ni des gens représentés. Par conséquent, c’était impossible de m’y identifier. Cette constatation m’a conduit à chercher des indices et un moyen de les comprendre. J’ai senti que les mots attachés aux photographies – les écrits au dos, sur les enveloppes de conservation, sur les pages négatives et les supports de diapositives – me rapprochaient d’une manière ou d’une autre de mes souvenirs. En fait, je dirais que les mots ont joué un rôle décisif dans la reconstruction des souvenirs, un rôle encore plus important que les images. La série On the Way Home (2009) est inspirée par cette expérience. L’interprétation d’une image n’est pas seulement possible de ce que nous voyons être représenté en elle. Faire parler les images est une étape importante, et les éléments textuels – quand il y en a- y jouent un rôle crucial.

The Three Graces, 2016 74 × 80 × 12 cm UV prints on plexi glass, shelf photo ©Marcus Schneider

Echo, 2016 138 × 103 × 76 cm UV prints on plexi glass, shelf ©Milja Laurila

L’archive est moins une chose qu’un concept dans votre travail. La plupart des images documentaires circulent dans la culture, dans la rue, dans les médias, et enfin dans ce qu’on appelle la mémoire collective. L’utilisation des images d’archives scientifiques constitue votre point de départ. Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette catégorie spéciale ?

L’intérêt pour l’imagerie scientifique a été déclenché pendant mon enfance. J’étais fascinée par les vieilles encyclopédies que mes parents conservaient chez nous : les photos granuleuses en noir et blanc dépeignant des figures ou des animaux exotiques et les entrées décrivant les réalisations les plus récentes de l’humanité et de la technologie. En regardant les images et en lisant les textes, j’ai été surprise par leurs qualités poétiques. Par exemple, l’édition de 1952 de Pikku Jättiläinen («Le petit géant»), un livre populaire finlandais, décrit une échelle utilisée pour mesurer la magnitude d’un tremblement de terre. Il contient dix niveaux, dont le sixième est le suivant: “Ceux qui dorment se réveillent; toutes les petites cloches sonnent. Les horloges s’arrêtent et les arbres et les buissons se balancent considérablement”. N’est-ce pas plus un poème qu’une déclaration de faits scientifiques? Les encyclopédies s’inscrivent dans une tentative de tout catégoriser, de contrôler et de gouverner par la raison et la pensée logique, mais quand j’examine le contenu de près, il y a quelque chose de beau, d’absurde, d’émotionnel et même de drôle. Ces remarques m’ont conduit à remettre en question le concept de la connaissance, sa représentation et son contexte. Aujourd’hui, il semble insondable qu’un désordre flou de la taille d’un timbre en noir et blanc dans une page d’encyclopédie puisse être la seule image que vous ayez vue de l’espace ou des étoiles. Et bien sûr, ce n’est pas seulement la technologie qui a changé. Les encyclopédies reflètent les vues de leur époque, et ce qui est considéré comme «normal» ou déclaré comme un fait scientifique change au cours du temps. Il nous reste à s’interroger à quoi ressembleront les connaissances d’aujourd’hui dans 50 ou 100 ans.

Wonders of Life (Stars), 2009 60 × 47 cm Archival pigment print, Diasec ©Milja Laurila

Plusieurs de vos images proviennent d’un contexte strictement médical. Comment peuvent-ils acquérir un nouveau sens pour les spectateurs aujourd’hui à travers votre travail? Êtes-vous préoccupée par le fait que ce sont des images qui ont été adressées à un public scientifique spécialement limité et que, par leur utilisation artistique et leur exposition à un public plus large, leur intimité originale est perdue?

Magnetic Sleep (Woman), 2015 88 × 58 cm Archival pigment print ©Milja Laurila

Atlas und Grundriss der Psychiatrie (Maniac), 2013 47 × 36 cm Archival pigment print, Diasec ©Milja Laurila

Atlas und Grundriss der Psychiatrie (Hysteric), 2013 47 × 36 cm Archival pigment print, Diasec ©Milja Laurila

Le rôle des femmes en médecine et leur représentation visuelle est un point qui m’intéresse beaucoup. Comment sont-elles représentées, diagnostiquées et traitées? On connait que tout au long de l’Histoire, il y a eu des tentatives pour définir les femmes et contrôler leur sexualité. De nombreuses maladies et affections spécifiques aux femmes ont été ignorées, mal diagnostiquées ou maltraitées. C’est surement parce qu’il n’y a pas suffisamment de données puisque la recherche et son financement se sont concentrés ailleurs et surtout pas sur des questions qui concernent les femmes. Malheureusement, c’est le cas encore aujourd’hui.

Quant à ma pratique artistique, je cherche les images dans de vieux livres médicaux. Les auteurs ainsi que le public de ces livres ont, à l’époque, été majoritairement masculins. Les photographies, cependant, représentent souvent des jeunes femmes nues, même quand il semble n’y avoir aucune raison médicale apparente qui pourrait justifier la nudité de leurs corps. Par exemple, une jeune femme souffrant d’une tumeur ou d’une déformation du cou a été photographiée à partir de la taille, montrant ses seins nus. On se demande quelle a été la motivation de prendre, et encore plus, de publier ces images. Dans la plupart des cas, les yeux des femmes ont été couverts. Nous pouvons supposer que c’est pour protéger leur anonymat. Mais nous pouvons aussi poser la question, pourrait-il peut-être également être fait pour le spectateur? Peut-être qu’il ne veut pas faire face aux yeux de la femme et la faire se retourner vers lui? Pour moi, ces femmes ne sont pas malades. Je ne les considère pas comme des patients. Quand je regarde ces vieilles photos, je ressens un lien fort avec les personnes photographiées. Je me demande ce qu’ils ont dû ressentir pendant le tournage. C’est probablement parce que j’ai été aussi photographiée en tant que patiente. Je me suis également tenue nue devant un médecin avec une caméra entre ses mains qui a pris des photos de mon corps. L’expérience n’a pas été si agréable. Je me sentais disparaître. Même si le médecin photographiait méticuleusement mon corps, c’était comme s’il me regardait, et encore pire comme si je n’étais pas là.

En savoir plus :
http://www.miljalaurila.fi

Maria Xypolopoulou
Maria Xypolopoulou est commissaire d’exposition et critique d’art indépendante. Actuellement, elle est doctorante en histoire à l’Université Paris 1 (Panthéon – Sorbonne). Elle travaille sa thèse sur le regard des photographes, les usages de la photographie et les représentations culturelles et du genre pendant la Première Guerre mondiale dans les Balkans. Son projet doctoral a bénéficié du soutien de l’Ecole Française d’Athènes (2017-2020) et de l’Historial de la Grande Guerre en France(2019). Elle a présenté ses projets artistiques en Grèce et en France en collaboration avec des galeries, institutions et autres commissaires d’art. Ses intérêts de recherche incluent l’histoire de l’art contemporain, l’histoire du genre, l’histoire de la photographie et particulièrement l’histoire des femmes photographes.

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