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À l’occasion de l’inauguration de son exposition de rentrée « 1970s, années chromatiques » autour de deux photographes américaines Jo Ann Callis et Jan Groover, nous avons rencontré la directrice de la galerie, Miranda Salt, pour nous présenter les travaux de ces deux artistes avant-gardistes. L’occasion également de revenir sur la longue période de crise sanitaire qui a fragilisé le marché des galeries et sur les prises de conscience nécessaires face à l’urgence écologique. Jan Groover sera également mise à l’honneur en novembre prochain, dans le cadre d’une rétrospective à la Fondation Henri Cartier-Bresson.

Portrait Miranda Salt, 2021 © Laura Stevens

Ericka Weidmann : Jusqu’au 13 novembre, vous présentez « 1970s, années chromatiques ». Vous mettez en regard le travail de deux femmes photographes : Jo Ann Callis et Jan Groover, pouvez-vous nous expliquer votre choix?

Miranda Salt : Il y a plusieurs raisons à cela. Commençons par la plus simple et la plus honnête : j’adore leur travail. J’ai ouvert la galerie en 2018, c’est une petite structure et c’est un projet de cœur donc je choisis des travaux qui me touchent personnellement. Je ne suis pas dans un calcul de marché, je suis dans un projet de partage et d’amour pour ce medium. Pour moi, ce sont deux artistes qui m’ont marquée, leurs signatures sont très originales mais elles restent encore un peu confidentielles en France, j’ai donc à cœur de les présenter aux collectionneurs français.

JO ANN CALLIS
Untitled, from Early Color portfolio, c. 1976
Tirage pigmentaire d’archive 16×20 inch / 40,6×50,8 cm
© Jo Ann Callis / Galerie Miranda

J’avais exposé le travail de Jo Ann Callis lors de l’inauguration de la galerie. J’avais alors axé mon choix sur des images dites « érotiques ». C’est un travail très singulier, un peu dérangeant et c’est là où l’on retrouve toute sa puissance ! L’exposition a rencontré beaucoup de succès, mais les visiteurs étaient un peu distraits par l’érotisme et n’étaient donc pas capables de voir ce qu’il se passait au-delà de ça… J’avais donc très envie de présenter à nouveau ses images mais avec un angle un peu différent, en le contextualisant dans son époque et en abordant l’utilisation de la couleur. Je voulais, cette fois-ci, mettre l’accent sur son travail de plasticienne, sur son avant-gardisme et son audace !

JAN GROOVER
Untitled, 1979. KSL 69.3
Tirage chromogénique d’époque
16×20 inch / 40,6×50,8 cm Ed. 3/3
© Jan Groover / Galerie Miranda

Pour Jan Groover, c’est une histoire plus personnelle. À l’âge de 17 ans, j’ai acheté son livre édité par le MoMA. À l’époque je n’étais pas très intéressée par les arts visuels, plutôt par le littéraire, mais ce travail m’avait particulièrement marquée. Et cet ouvrage est resté plus de 30 ans dans un carton, de grenier en sous sol et je l’ai retrouvé par pur hasard au moment de l’ouverture de la galerie il y a quatre ans ! Ce livre est épuisé depuis longtemps et ce travail est passionnant. Et tout comme Callis, son œuvre est très innovatrice, elle a marqué un terrain très fort et très tôt dans l’histoire de la photographie couleur et qui n’est pas assez connue en France, malgré une rétrospective au Musée de l’Elysée de Lausanne en 2019.

EW : Le rôle de la photographie couleur comme axe de l’exposition.

JO ANN CALLIS
Untitled, from Early Color portfolio, c. 1976
Tirages pigmentaire d’archive -16×20 inch / 40,6×50,8 cm
© Jo Ann Callis / Galerie Miranda

JAN GROOVER
Untitled, 1987. 181.2
Tirage chromogénique d’époque
16×20 inch / 40,6×50,8 cm. Ed. 3/5
© Jan Groover / Galerie Miranda

M. S. :Le rôle de Jo Ann Callis et Jan Groover dans la pratique de la photographie couleur a été particulièrement important. Elles ont été pionnières, même si je n’aime pas trop ce mot-là. C’était les débuts de la couleur. Je rappelle d’ailleurs comment la photo couleur a fait son entrée dans les musées depuis les années 30, mais c’est surtout l’évolution de la pratique dans les années 60 par l’industrie avec des firmes telles que Kodak qui a permis sa démocratisation. Callis et Groover ont utilisé la photographie couleur mais elles ont développé les mises en scène. Ill y a des marqueurs historiques qui m’ont réellement frappés : on dit souvent que c’est grâce à William Eggleston que la photo couleur est entrée dans l’Histoire. Or, elles étaient très actives, elles ont été quelque peu oubliées ! C’est donc aussi l’occasion de rectifier les faits sur cette histoire de la photographie qui a trop souvent oublié l’existence des femmes.
La mise en scène est aussi un axe important de cette exposition, leur travaux ont prédaté beaucoup d’autres artistes qui ont eu une grande renommée par la suite. Cindy Sherman par exemple, ou encore Gregory Crewdson et bien d’autres…
Ces deux femmes n’ont pas eu, à mes yeux, la reconnaissance qu’elles méritaient.

E.W. : Bien que ce soit deux artistes qui ne se soient jamais revendiquées comme féministes, est-ce une exposition féministe ?

JO ANN CALLIS
Untitled, from Early Color portfolio, c. 1976
Tirage pigmentaire d’archive – 16×20 inch / 40,6×50,8 cm
© Jo Ann Callis / Galerie Miranda

M. S. : Pour moi, c’est une expo féministe sur des artistes féministes. Dans ma définition du féminisme, ce n’est pas uniquement proclamer des discours, c’est de faire. À mes yeux, ces deux femmes ont poussé beaucoup de portes à une époque où il était difficile de les pousser. Elles ont foncé sans demander la permission de la société. Jo Ann Callis et Jan Groover ont choisi d’être artistes, elles ont choisi la photo qui était à l’époque et reste encore un secteur très masculin.
Et puis cela passe aussi par la sphère domestique. Toute les deux n’ont pas travaillé que sur cette thématique, notamment Groover qui avait déjà fait des séries très intéressantes en extérieur… Donc elle n’a pas toujours été cantonnée aux scènes domestiques, mais c’est sa série « Kitchen Still Lifes » qui est la plus connue. Dans le cas de Jo Ann Callis, c’était différent car elle était réellement limitée sur sa pratique car elle avait des enfants, elle était divorcée avec des contraintes réelles d’une femme et mère au foyer. Finalement c’est cette sphère domestique qui l’a inspirée pour créer.
C’est pour toutes ces raisons qu’elles sont pour moi féministes, parce qu’elles ont agit de manière forte et libre et parce qu’elles ont crée leur œuvre dans une sphère intérieure au moment où les hommes pouvaient parcourir librement le territoire américain.

JAN GROOVER
Untitled, 1979. KSL 073.3
Tirage chromogénique d’époque
16×20 inch / 40,6×50,8 cm. Ed. 2/3
© Jan Groover / Galerie Miranda

E.W. : On remarque d’ailleurs que les femmes photographes sont très présentes dans votre programmation.

M. S. : Chacun a sa vision des choses, mais pour moi c’est très important de leur donner de la visibilité. Je suis de nationalité australienne et dans ma carrière, en France, j’ai toujours eu ce rôle de « passeuse » dans les entreprises françaises pour lesquelles je travaillais, j’étais l’anglo-saxonne qui naviguait librement entre la culture française et la culture anglo-saxonne et celle qui ramenait un peu « les nouvelles du front ». Donc ce rôle me plaît, le fait de découvrir, de partager… J’ai ouvert ma galerie il y a quatre ans, j’avais presque 50 ans, je n’avais donc pas le « temps » malheureusement de défendre des jeunes talents. Je n’ai pas trois décennies devant moi pour investir et pour les soutenir. Donc c’est un parti pris très réfléchi de défendre des artistes établis sur lesquels je pouvais convaincre sur leur valeur de collection. En terme de photographes établis, avec de beaux parcours mais qui manquent de visibilité, ce sont généralement des artistes femmes.
Cumulé à cela, un parcours personnel assez clairement marqué par le féminisme, cela a été évident de favoriser les artistes femmes. Cela étant, je ne suis pas dans une sorte de « ghetto de femmes ». Dans ma vision du féminisme, il est important d’inclure les artistes hommes également. Ils sont nombreux à avoir du talent, je ne vois pas l’intérêt de s’en priver. J’ai tenté d’inverser l’équilibre actuel qu’on retrouve en galerie où il y a en moyenne 70 % d’hommes et 30% de femmes, c’est un chemin assez juste à prendre.
C’est très personnel, mais c’est vraiment ma vision des choses, je ne cherche pas toujours un discours féministe dans le contenu, parfois oui, mais pas essentiellement.

E.W. : Vous en parliez donc, vous avez ouvert votre galerie en 2018, c’est une « jeune » galerie. Votre activité a été fortement impactée par la crise sanitaire. Comment avez-vous vécu cette période ? Et comment le secteur aujourd’hui évolue-t’il ?

M. S. : Sincèrement, ça a été très compliqué et ce n’est pas fini. On a passé deux ans particulièrement pénibles avec une baisse du chiffre d’affaire très violente. Pour être transparente, j’ai dû, comme beaucoup d’autres, contracter un prêt garanti par l’Etat. J’étais contrainte à cela, sinon je ne pouvais pas tenir. Je n’ai pas un mari banquier ou un père aristocrate. Voilà, je suis une « one woman show », je fais tout toute seule avec mes propres moyens. Et donc le nerf de la guerre, c’est la trésorerie, et comment tenir lorsqu’on n’a plus de vente ? Là, on sort de la crise, il faut donc investir avec un niveau encore plus élevé d’endettement, donc c’est très difficile. Mais je suis une optimiste invétérée et je crois sincèrement que dans ce contexte, avoir une petite structure est un avantage car mes frais fixes sont plutôt tirés vers le bas, je n’ai pas un grand espace avec de nombreux salariés.
Autre chose importante, c’est que je n’ai pas une économie de galerie qui dépend des foires, j’en fais lorsque j’ai un sujet apte, des moyens, et si je pense que c’est vraiment judicieux. J’oriente plutôt l’investissement de la galerie sur des expositions de qualité, sur des petites foires, boutiques avec des lignes très fortes et sur des collaborations… Et surtout je me concentre sur l’activité parisienne et franco-européenne. Donc je pense que les petites structures comme la mienne ont toutes les chances de s’en sortir. En revanche, je pense que c’est plus compliqué pour les structures intermédiaires. Cette crise a eu un effet d’accélération de changement de génération de modèles, que j’ai vu passer sur le marché américain, c’est à dire pour un certain nombre de galeries bien établies depuis 25/30 ans, qui étaient à quelques années de la retraite, cette crise a été l’occasion de prendre la décision d’arrêter plus tôt. Soit il fallait se réinventer, soit il fallait s’arrêter. On remarque donc qu’il y a une sorte de changement de garde en accéléré qui a forcé la fermeture de galeries de taille moyenne, ce qui est en train de s’établir c’est une sorte de polarisation de marché qui se fait un peu partout. On aura des galeries très petites face aux très grandes. Ces dernières vont continuer à être très puissantes et à monopoliser le marché, et j’y inclus également les maisons de ventes qui tapent très fort sur le système économique de la photo. Mais les « petits » ont une autre valeur ajoutée : le sur mesure, l’accueil personnalisé, le conseil, la passion…

E.W. : Comment envisagez-vous le futur ? Quelles leçons devons-nous tirer de cette crise ?

M.S. : À mes yeux, alors ce n’est pas spécialement fondé comme avis, c’est plus une intuition, mais comme je le disais il va y avoir un marché réparti entre les petites et les très grosses structures. Il va y avoir forcément de plus en plus de vente en ligne, mais les petites structures ne peuvent pas s’adapter, c’est techniquement infaisable. Je ne peux pas investir 10 000 € par mois dans des équipes qui vont gérer cela.
Je pense que même si la vente en ligne se généralise, on va assister à ce qui se passe actuellement dans le secteur du livre : une sorte de retour en arrière. On l’a vu avec Amazon qui a irrigué le marché des années durant, depuis quelques temps, il y a un vrai retour aux librairies parce qu’ils ont su démontrer leur valeur ajoutée et je pense que ça peut faire la même chose dans le monde de l’art.
Après, il y a tout de même un très gros sujet qui est le problème de l’environnement. Un sujet qui n’a pas beaucoup été pris en considération par notre secteur. C’est absolument aberrant qu’il y ait 150 foires d’art par an ! Où chacun transporte des containers remplis pour un retour cinq jours après avec des invendus. C’est une folie totale économiquement mais aussi pour l’environnement. Il y a une réflexion à mener sur tout le secteur à ce propos et ça devient plus qu’urgent. Cela va pousser dans un premier temps à une régionalisation accrue du marché, c’est aussi lié au Covid évidemment. C’est à dire que les Européens vont se concentrer sur l’Europe, les américains, sur les Etats-Unis, et les asiatiques sur l’Asie…. Cela me semble logique et inévitable vu les enjeux d’aujourd’hui.
On ne peut pas continuer ainsi, ce n’est pas possible, il faut que l’on s’organise différemment. Par exemple, moi je vois un très beau potentiel de collaboration entre les galeries. Il pourrait être très intéressant par exemple, que les Américains participent à des salons à Paris, mais en collaboration avec les galeries françaises pour que l’on évite que toutes les productions traversent l’Atlantique. Il y a des pistes à creuser pour que ce soit un vrai déclic !

A LIRE
La galeriste Miranda Salt est notre invitée de la semaine

INFORMATIONS PRATIQUES

jeu01sep12 h 00 mindim13nov(nov 13)19 h 00 min1970s, années chromatiquesJo Ann Callis & Jan GrooverGalerie Miranda, 21 rue du Château d’Eau 75010 Paris

mar08nov(nov 8)11 h 00 min2023dim12fev(fev 12)19 h 00 minJan GrooverLaboratoire des formesFondation Henri Cartier Bresson, 79, rue des Archives 75003 Paris


Voir Fiche Galerie Miranda
Voir Fiche Fondation Henri Cartier Bresson

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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