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Clément Chéroux est le nouveau directeur de la Fondation Henri Cartier-Bresson, il a quitté son poste de conservateur du département photo du MoMA à New York, pour revenir en France après 6 ans passés outre-Atlantique. Jusqu’au 12 février, on peut découvrir au sein du nouvel espace « Le Tube », un regard croisé entre Henri Cartier-Bresson et Martin Parr avec « Réconciliation ». Une exposition est également consacrée à la photographe Jan Groover. Rencontre avec le nouveau directeur à l’occasion de la révélation du programme 2023.

Portrait de Clément Cheroux

Ericka Weidmann : Vous êtes de retour en France après avoir dirigé les départements photographie du SFMoMA et du MoMa de New York. Comment envisagez-vous ce nouveau chapitre de votre vie à la tête de la Fondation Henri Cartier-Bresson ?

Clément Chéroux : Je suis très heureux de cette expérience passée aux Etats-Unis, à la fois sur la côte est et sur la côte ouest du pays. Pendant ces six années, j’ai beaucoup appris sur la culture américaine, sur le fonctionnement des musées, mais aussi sur la photographie elle-même. Et je suis ravi de revenir en France pour diriger la Fondation Henri Cartier-Bresson. C’est une institution qui est devenue une sorte de repère dans le champ des institutions photographiques internationales, grâce au travail d’Agnès Sire et de François Hébel. On parle beaucoup de l’extraordinaire programme qui a été développé et je crois qu’avec le déménagement dans le Marais en 2018, cet ancien garage de la rue des Archives a été transformé en un vrai écrin d’intelligence et de beauté en plein cœur de Paris. Je suis donc particulièrement honoré de reprendre le flambeau de cette institution.

Exposition Eugène Atget – Voir Paris Fondation HCB, 79 rue des Archives, juin 2021 © Hugo Hébrard

Exposition Henri Cartier-Bresson – L’expérience du paysage Fondation HCB, 79 rue des Archives, juillet 2022 © Fondation Henri Cartier-Bresson

EW : Que est votre rôle au sein de la fondation ?

CC : Mon rôle est à la fois d’assumer les fonctions de directeur de la fondation pour veiller à son bon fonctionnement au quotidien, mais aussi de diriger le projet artistique en développant un programme qui sera aussi diversifié que possible. Dans les premiers temps, il est surtout question de gérer l’oeuvre d’Henri Cartier-Bresson et de Martine Franck dont la Fondation est dépositaire. Lorsque l’on réfléchit à la façon dont on doit s’occuper des œuvres de grands photographes du XXᵉ siècle, deux dangers guettent : d’un côté c’est ce que l’on pourrait appeler la surexposition, c’est à dire de montrer toujours les mêmes images et de présenter toujours les mêmes expositions… Sur ce point, il faut donc être extrêmement vigilant afin que les oeuvres ne se referment pas sur elles-mêmes. Et le second danger est une forme de disparition. Un peu comme les langues mortes que l’on ne parle plus, il faut faire en sorte que leurs travaux restent une sorte de langue vivante. Et pour cela, je pense qu’il est important de réactiver en permanence les œuvres elles-mêmes par des nouveaux regards, par des points de vue innovants ou par des recherches inédites…

Henri Cartier-Bresson, Couronnement du roi George VI,
Trafalgar Square, Londres, 12 mai 1937
© Fondation Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos

Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, tout n’a pas été dit et tout n’a pas été fait sur Henri Cartier-Bresson. Je rêve par exemple d’un projet autour de sa série sur le couronnement de George VI en 1937, il a réalisé une série fantastique lors de cet événement où il décide d’inverser le regard et de photographier le peuple plutôt que le monarque. Cette année, lors du couronnement de Charles III, nous aurons une magnifique occasion pour repenser la façon dont Henri Cartier-Bresson a photographié ce grand moment de la vie publique anglaise. Voilà un bon exemple d’une exposition qui n’a jamais été faite. Je crois qu’il y a aussi des choses à faire autour de l’engagement politique de Cartier-Bresson : l’antifascisme, la décolonisation, l’écologie… Autant de questionnements qui étaient au centre de sa démarche et qui sont aujourd’hui encore très contemporains. Et il y a aussi beaucoup à découvrir sur l’oeuvre de Martine Franck qui est polymorphe et absolument passionnante, avec là aussi des engagements humains extrêmement importants.

EW : Cette année, la Fondation célèbre ses 20 ans. Il y a eu deux grandes périodes : la première avec Agnès Sire dans le quartier du Montparnasse, puis la migration dans le Marais par François Hebel. Comment voyez-vous l’évolution de la fondation sur les années à venir ?

CC. : Je crois que l’un des grands enjeux dans les premières années va être de fidéliser les visiteurs. La Fondation a ouvert ce petit écrin en plein cœur du Marais au moment de la pandémie, il faut donc consolider le public. J’ai aussi très envie de développer le réseau des fondations. On a aujourd’hui dans le monde un vrai réseau de fondations dont le travail s’organise autour de la photographie. Et c’est important je crois, de travailler ensemble pour faire des expositions qui ne sont pas forcément des rétrospectives. Il faut également réfléchir à la position de la Fondation par rapport aux autres institutions qui s’occupent de la photographie à Paris. Ce n’est pas le rôle de la Fondation de faire de grandes rétrospectives, mais en revanche d’entrer en détail sur une série ou sur un ensemble d’œuvres de ces grands photographes, et de travailler en profondeur sur un moment de l’œuvre d’un photographe, c’est un aspect qui correspond mieux à la fois à la taille, aux moyens et aux ambitions de la Fondation. J’ai quelques projets de ce type et je crois que cela pourrait faire l’objet de très belles expositions à venir…

EW : La Fondation HCB a pour mission de conserver et promouvoir l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson et celle Martine Franck, mais aussi de faire découvrir d’autres photographes. Quel·les photographes souhaiteriez-vous faire découvrir au public parisien ?

CC : C’est important de souligner que la fondation préserve, développe et promeut l’oeuvre d’Henri Cartier-Bresson et de Martine Franck. Nous allons organiser des expositions dans l’espace de la rue des Archives, mais nous allons également les faire tourner à l’étranger, il est important de développer leur visibilité sur des territoires où ils n’ont pas beaucoup été montrés comme en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient ou encore en Amérique du Sud. Et pour ce qui est des autres expositions de la Fondation, il y a un enjeu de diversification de la programmation et c’est quelque chose qui me tient à cœur. J’ai beaucoup travaillé sur les expositions qui mélangeaient l’historique et le contemporain, l’art et le vernaculaire… Et c’est une direction que je souhaite prolonger à la fondation.

Paul Strand, Wall Street, New York, 1915
© Aperture Foundation Inc., Paul Strand Archive. Fundación MAPFRE
Collections

Pour cette année, nous avons un certain nombre d’expositions qui sont déjà programmées, mélangeant des grands noms, des découvertes historiques et de la photographie contemporaine, on peut déjà annoncer Paul Strand, un regard croisé sur le Mexique avec Henri Cartier-Bresson et Helen Lewitt. Je voudrais aussi montrer l’oeuvre d’une photographe américaine qui s’appelle Ruth Orkin, qui est une photographe fascinante de la seconde moitié du XXᵉ siècle. L’idée de cette exposition sur laquelle je travaille actuellement consiste à montrer un projet qui est tout à fait passionnant : en 1939, elle a effectué un voyage entre Los Angeles et New York à vélo. Elle a réalisé une série de photographies dont certaines incluent le vélo dans l’image, c’est à dire qu’elle utilise le cadre du vélo pour recadrer son image. C’est une série qui n’a jamais été montrée, ni aux États-Unis ni en France, et qui est très intéressante parce qu’elle montre à ce moment-là qu’une femme pouvait voyager seule. Ruth Orkin produit ce premier projet en 1939 et va continuer toute sa vie à photographier les femmes voyageant seules. Donc c’est un projet sur lequel j’aimerais travailler l’année prochaine.

Henri Cartier-Bresson, Juchitán, Mexique, 1934-1935
© Fondation Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos

Helen Levitt, Mexico City, 1941
© Film Documents LLC, courtesy Galerie Thomas Zander, Cologne

La question de la parité n’est pas une question pour moi. La programmation doit être paritaire et la question de la diversité sera également au cœur de mon programme. C’est pour moi une chose absolument centrale, mon projet au MoMA pour le département photo était vraiment basé sur la question de la diversité, à la fois dans les expositions, dans les acquisitions ou encore dans le programme public. C’est quelque chose que je compte absolument continuer à la Fondation HCB, et ce n’est pas simplement cocher les cases. Il y a un véritable enjeu de renouvellement de l’histoire de la photographie et de la perception qu’on a de la photographie, et je crois que ce renouvellement passe précisément par montrer des photographes dont on a jamais lu le nom nulle part, ou vu les photographies nulle part, et je crois que c’est crucial.

EW : Cette question de diversité provient-elle de votre expérience outre-Atlantique ? La France n’est-elle pas un peu en retard sur ces questions-là ?

CC : Vous avez raison, c’est une question culturelle. Les États-Unis sont une société multiculturelle où les questions liées à la communauté ne sont pas taboues, ou le principe même du fondement démocratique américain est basé sur l’immigration. Donc, c’est une des données essentielles du paysage culturel, qui a connu un développement important après l’assassinat de George Floyd en 2020 et qui est aujourd’hui centrale dans les politiques en général et dans les politiques culturelles en particulier. En France, on a un autre rapport, mais je crois que c’est de plus en plus présent dans les programmes des institutions culturelles et je pense que c’est une très bonne chose. On ne propose pas de la diversité pour être politiquement correct. C’est précisément de ne pas uniquement être dans les canons de ce qui est validé par la politique culturelle habituelle. La diversification nous apporte de nouvelles voix, de nouveaux regards et je crois que c’est vraiment une chose importante en tant que telle.

Accueil et librairie
Fondation HCB, 79 rue des Archives, juin 2021
© Hugo Hébrard

EW : Vous êtes un amoureux des livres, vous avez vous-même publié une quarantaine d’ouvrages, avez-vous des projets spécifiques autour de l’édition ?

CC : Les livres ont toujours eu une place importante pour moi. Ma culture photographique s’est principalement construite sur le livre photographique. Je crois que depuis une vingtaine d’années, nous vivons un véritable phénomène du livre photo. J’ai commencé à me rendre compte de cette évolution en 2010, lorsque je travaillais au Centre Pompidou, les photographes qui venaient me voir arrivaient non plus avec une boîte de tirages ou un portfolio mais avec une maquette de livre. Ça a été une révélation. Je me suis rendu compte que les photographes que je fréquentais étaient plus intéressés par l’idée de faire un livre que par faire une exposition. En 20 ans, le nombre d’éditeurs de photos a été multiplié par cinq ! Dans les années 2000, on avait à peu près une centaine d’éditeurs spécialisés en photo. Aujourd’hui, il y en a plus de 500, donc c’est un phénomène crucial dont il est important de rendre compte par l’intermédiaire d’une institution photographique. C’est donc forcément quelque chose que je veux développer à la Fondation à travers les expositions, la librairie, et un certain nombre de programmes autour du livre. Et je ne doute pas que les livres, dont les livres de photographies, vont tenir une grande place dans mon futur programme !

EW : Que vous inspire « l’instant décisif » cher à Cartier-Bresson ?

CC : On peut rappeler ce qu’est l’instant décisif. Gjon Mili a filmé Henri Cartier-Bresson en train de photographier. C’est une vraie danse, on voit la fluidité du photographe qui bouge, qui monte, qui descend, va de gauche à droite… Et l’instant décisif, c’est cette idée que le photographe, que le monde autour de lui, sont en mouvement, et qu’il y a un moment dans le viseur, une sorte de concrétion : les formes s’organisent, tout est au bon endroit et presque instinctivement, le doigt déclenche pour saisir cette organisation des formes qui répond à un certain nombre de lois de la composition. Et Cartier-Bresson explique très précisément qu’il ne voit pas, qu’il ne mesure pas. C’est presque son inconscient qui le voit et c’est ensuite, en regardant la planche contact, qu’il se rend compte que ça correspond au nombre d’or. Ça a été une grande référence de la photographie à partir du moment où les appareils petit format sont apparus dans les années 20, avec notamment l’arrivée du Leica. Ça a été une des grandes façons de photographier au XXᵉ siècle, à laquelle font encore référence aujourd’hui beaucoup de photographes. Mais je crois que ce n’est pas la seule façon de photographier, c’est une façon de photographier parmi tant d’autres et encore aujourd’hui des photographes travaillent à la chambre grand format et font d’autres choses que de l’instant décisif. J’aime beaucoup cette expression de Raymond Depardon qui parle des « temps faibles de la photographie » et c’est tout aussi important. Il y a des images qui existent et qui ont une grande importance dans l’histoire de la photographie. Et je crois que pour moi, l’enjeu sera de montrer autant des instants décisifs que des temps faibles, que toute autre forme de photographie. Ce n’est pas parce qu’on en est à la Fondation Henri Cartier-Bresson qu’on montrera uniquement des instants décisifs.

EN CE MOMENT À LA FONDATION

mar08nov(nov 8)11 h 00 min2023dim12fev(fev 12)19 h 00 minRéconciliationHenri Cartier-Bresson & Martin ParrFondation Henri Cartier Bresson, 79, rue des Archives 75003 Paris

mar08nov(nov 8)11 h 00 min2023dim12fev(fev 12)19 h 00 minJan GrooverLaboratoire des formesFondation Henri Cartier Bresson, 79, rue des Archives 75003 Paris


PROCHAINEMENT

mar14fev(fev 14)11 h 00 mindim23avr(avr 23)19 h 00 minPaul Strand ou l'équilibre des forcesFondation Henri Cartier Bresson, 79, rue des Archives 75003 Paris

mar14fev(fev 14)11 h 00 mindim23avr(avr 23)19 h 00 minHenri Cartier-Bresson et Helen LevittMexicoFondation Henri Cartier Bresson, 79, rue des Archives 75003 Paris


Voir la programmation de la Fondation

Cet entretien a été réalisé et publié dans le cadre du numéro #356 de Réponses Photo.

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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