L'Invité·e

Carte blanche à Luce Lebart : Natures Vivantes
Images et imaginaires des jardins d’Albert Kahn

Temps de lecture estimé : 12mins

Pour sa première carte blanche, notre invitée de la semaine, Luce Lebart – Historienne de la photographie et commissaire d’exposition – nous dévoile les coulisses du projet d’exposition « Natures Vivantes. Images et imaginaires des jardins d’Albert Kahn » qui vient d’ouvrir ses portes au Musée Albert Kahn à Boulogne-Billancourt. Un livre vient également d’être publié par l’Atelier EXB. Dans ce premier article, Luce nous parle de son rapport aux archives photographiques, un rapport, qu’elle qualifie d’organique. Cette exposition qui est visible jusqu’à la fin de l’année est le fruit d’un long travail et de nombreuses rencontres qu’elle nous confie aujourd’hui.

Souvent un projet en cours en contient d’autres en gestation et en fait émerger de nouveaux : des fils se tirent, un champ de recherche s’ouvre, une nouvelle expo potentielle se dessine à l’horizon, un livre à venir… Tout se ramifie, des liens se créent entre une archive et l’autre, entre des hommes des femmes du passé comme du présent. Mon approche de l’archive est organique. Chaque projet ressemble à un voyage avec son lot de rencontres et de découvertes comme de déception et d’espoir. Travailler avec l’archive photographique pour moi c’est comme rencontrer et embrasser un pays, un continent, une famille, une communauté ou simplement quelqu’un. C’est à chaque fois un lot d’aventures, beaucoup d’investissement et des émotions intenses.

Plusieurs chemins m’ont amené à préparer l’exposition Natures Vivantes. Images et imaginaires des jardins Albert Kahn qui vient d’ouvrir au musée départemental Albert Kahn, ainsi que le beau livre éponyme publié par EXB.

En 2018, dans les sous-sols climatisés du CNRS à Meudon, alors que nous inspections les milliers de plaques de verre de l’Office national de recherche scientifique et industriels et des inventions pour préparer l’expo La saga des inventions dans le cadre des 80 ans du CNRS (Rencontre d’Arles 2019), nous sommes tombés sur une magnifique plaque autochrome de grand format représentant le spécialiste de cinéma scientifique Jean Comandon, chef du service de l’office, tandis qu’un autre portrait représentait Jules Louis Breton, directeur de cette office et inventeur français du tank et de la machine à laver. La présence de ce portrait réalisé chez Albert Kahn s’expliquait car le banquier et Comandon étaient en lien, dès 1920 et tant et si bien qu’à partir de 1927 et à l’invitation du philanthrope, le docteur Jean Comandon partage son temps entre le nouveau laboratoire de biologie dernier cri que Kahn lui fait installer dans son jardin de Boulogne et celui de l’ONRSII à Meudon, ancêtre lointain du CNRS. Le microbiologiste et spécialiste de cinématographie scientifique qui réalisa ces milliers d’images fixes et animées d’objets (machine à laver, sièges pliants et paniers à salade, etc.) était avant tout passionné par la nature et sa vitalité, celle des micro-organismes comme celle des plantes. Le chemin, vers le laboratoire du jardin d’Albert Kahn était intriguant et tout tracé.

Quelques années plus tard, alors que je préparais pour Gallimard et le Musée Kahn un petit livre hors-série découverte pour l’ouverture du nouveau musée, j’ai été frappée par la quantité d’autochromes de plantes figurant dans les collections numérisées de ce musée et surtout par la quantité d’espèces végétales qu’il ne me semblait pas avoir rencontré lors de promenades dans le jardin boulonnais. Des agaves tentaculaires, des palmiers solitaires, des bananiers fragiles secoués par le vent. La lumière était chaude, les couleurs lumineuses et vibrantes, orangé, rose, bleu pâle. Ou étions-nous ? D’échanges en lectures, je découvris l’autre jardin d’Albert Kahn, celui qui, aujourd’hui disparu, était situé non loin de la mer et de ses vagues qui éclatent sur les rivages déchiquetés de la propriété du banquier, au cap Martin sur la côte d’Azur. Nous étions en 2021 en pleine pandémie, impossible d’aller au jardin d’Albert Kahn autrement qu’à travers leurs images partagées en ligne. Or ces autochromes des jardins d’Albert Kahn se comptent par milliers : ils forment un corpus à part entière. Ils sont d’ailleurs inventoriés dans un répertoire différent. Méconnues, ces images éblouissantes montrent une attention et un regard sensible aux variations saisonnières et atmosphériques, à la croissance et à la métamorphose des végétaux, à la profusion et aux variations des couleurs dans la nature, ainsi qu’à la magie de la lumière et de ses fluctuations. Les jardins sont photographiés au fil des jours, des saisons et des années, formant un ensemble organique tout autant spectaculaire qu’atypique et intriguant.

L’idée de rassembler et d’interroger ces corpus d’images en les rapprochant des films produits au sein du jardin s’est alors imposée. C’était inviter à une nouvelle lecture de l’œuvre de Kahn, une lecture fondée sur l’amour des plantes de ce banquier atypique, un amour ancré dans son enfance campagnarde passée en Alsace, non loin de la forêt des Vosges, une forêt qu’il reconstitue d’ailleurs en son domaine et dont on peut encore se délecter aujourd’hui. Un acte patriotique si ce n’est politique de la part de ce juif alsacien devenu par la force des choses allemand avant de récupérer sa nationalité française et de vouer sa fortune à son idéal pacifiste et universalisant.

Ces collections d’images des jardins sont longtemps restées dans l’ombre de celles des archives de la planète. Pourtant, elles les complètent et les précèdent. En effet, en 1909, et ainsi que l’a souligné Diane Toubert qui a fait un joli mémoire de recherche sur les images du jardin de Boulogne et m’a beaucoup aidée dans ce projet, c’est avant tout pour faire photographier son jardin en couleur que Albert Kahn recrute un premier photographe en 1909. Ce n’est que par la suite qu’il l’enverra en mission dans des provinces de France et en Scandinavie, formant ainsi le socle de sont projet des archives de la planète développé à partir de 1912 avec son directeur le géographe Jean Brunhes. Les mêmes opérateurs qui œuvrent aux quatre coins de la planète à enregistrer les transformations du monde seront amenés à enregistrer celles du jardin, c’est à dire la vie des végétaux. C’est l’opportunité d’expérimenter le medium et de s’y exercer : on teste les temps de pose, les expositions, on s’essaye aux contre jours, gros plans et à enregistrer le mouvement dans les photographies et la couleur avec les films. Le vent dans les arbres, les nuages qui passent, le soleil au firmament… Dans les jardins, on décompose des mouvements trop rapides pour être vu à l’œil et, dans le laboratoire du jardin, là où dialoguent science, art et spectacle, les sujets microscopiques du jardin sont agrandis à l’échelle macroscopique tandis que les seuils de visibilité des mouvements trop lents sont ajustés. Entre les autochromes et les films, les changements d’échelle et de perspective modifient la perception des jardins et en élaborent une représentation kaléidoscopique, sensible et étrangement « vivante ».

Une invitation à la déambulation

Le livre, comme l’exposition sont pensés comme une invitation à la déambulation. Ils se déploient autour des trois corpus d’images issus des collections du musée départemental Albert-Kahn : images des jardins de Cap Martin et de Boulogne et production du Laboratoire de la vie de Comandon).

L’exposition a été conçue et réalisée par les scénographes et graphistes de Studio Matters, Clément Azais ; Ingrid Coulmeau Corallo, Floriane Lipsch-Pic et Joris Lipsch) tandis que le livre de EXB par Nathalie Chapuis, Charlotte Desbiolles, Camille Cibot avec un graphisme de Line Martin-Célo.

Au fil des espaces colorés, et au fil des pages, le visiteur déambule d’un univers paysager à l’autre tandis que des œuvres contemporaines dialoguent avec les images anciennes. Les agaves mourantes de l’artiste Massao Mascaro convoquent celles luxuriantes photographiées par les opérateurs d’Albert Kahn au Cap Martin ; les outils du jardinier magnifiés par la photographe Marine Lanier rappellent ceux du pionnier et inventeur du médium Hyppolite Bayard, les dégradés des portraits de fleurs méditerranéennes d’Erwan Frottin renvoient aux couleurs des levers et couchers de soleil de Cap Martin ; de leurs côtés, les plantes sauvages agrandies de l’artiste Suzanne Lafont tout comme les films expérimentaux de Karel Doing résonnent avec l’univers des films de Comandon.

Le visiteur et le lecteur des Natures vivantes d’Albert Kahn est invité à emprunter un chemin – ou plutôt une allée – en lacet et à découvrir la majestueuse végétation de la Méditerranée, florilège de cactées, mimosas, agaves et palmiers. Les couleurs, les lumières – celle écrasante des après-midi ou celle vespérale des fins de journée –, la texture des végétaux, l’ombre des massifs, le vent dans les arbres, les ciels chargés de nuages ; il pénètre ensuite dans la forêt vosgienne, celle de l’enfance du banquier, puis dans la forêt dorée et ses épicéas ; il poursuit sa flânerie à travers le jardin français et ses plates-bandes dessinées au cordeau, plus loin il passe par le verger-roseraie : toute la diversité du monde végétal mise en scène par les jardiniers d’Albert Kahn est ici présentée.

Aux tonalités chaudes et à la matérialité colorée des images autochromes apparaissent en contrepoint celles des films du docteur Comandon. Rythmés par des horloges, dont la rotation accélérée des aiguilles rend visible la temporalité des végétaux, ces films sont ponctués de « cartons », intertitres dont la succession évoque la scansion d’un poème : liste de noms de plantes du jardin, dont on aura enregistré la croissance sur gélatine, ou encore description de la faune aquatique d’un étang. Tiges, feuilles et fleurs sont le plus souvent filmées en gros plan sur fond neutre dans une mise en scène complexe élaborée en laboratoire. Les végétaux sont extraits du jardin tout comme les micro-organismes observés et filmés au microscope. L’effet d’abstraction est amplifié par l’ajout des couleurs– jaune, vert, bleu et rose – qui surnaturalisent les plantes, dont le cinéma révèle les mouvements invisibles à l’œil nu ; l’image filmique fait basculer la science entre science-fiction et esthétique.

Dialogue contemporain

Avec une scénographie qui passe de l’obscurité à la lumière l’exposition dialogue progressivement avec le jardin qui se dévoile à travers les grandes baies vitrées de l’architecture du japonais Kengo Kuma. En symbiose avec le jardin, l’exposition s’achève par la présentation d’œuvres contemporaines proposées par des artistes invité(e)s en résidence afin de créer des œuvres en résonance avec le jardin et les collections d’images. Ces œuvres ont en commun d’avoir une sensibilité écologique et une attention à la matérialité des images, celle de leurs supports comme celles leurs composants photosensibles.

Les démarches sont exploratoires. L’artiste, comme le jardinier est expérimentateur. Lia Giraud et Kristof Vrancken élaborent des images avec des substances qu’ils cueillent, ramassent ou fabriquent à partir du jardin. Giraud convoque des algues microscopiques qu’elle filme près de cent ans après Jean Comandon qui les immortalisa dans « Faune microscopique d’un étang en juillet (1930) ». Baptiste Rabichon et Fabrice Laroche, réalisent, eux, une « performance de laboratoire » à partir d’une autochrome du jardin offerte par le banquier à son ancienne intendante. Photographie et photosynthèse ont en commun le même préfixe « photo », lumière en grec. C’est avec la lumière, ses faisceaux et ses éblouissements que la photographe Terri Weiffenbach dialogue avec la forêt vosgienne, celle de l’enfance d’Albert, celle à laquelle on lui doit certainement son attachement profond à la nature et son amour des plantes. Cruciale en photographie, la lumière est aussi celle qui active la matière végétale, stimule sa croissance et son développement. C’est l’alchimie de la nature. Ces images contemporaines, vibrantes et sensibles, renouent ainsi avec les natures vivantes d’Albert Kahn.

Situées en fin de parcours de l’exposition, ces créations in-situ annoncent aussi la fin du livre qui s’achève avec un magnifique dernier essai intitulé « Le vrai jardinier est celui du hasard » par le jardinier philosophe Gilles Clément dont la pensée et l’œuvre ont largement accompagné la préparation de ce projet. Au fil des pages, les images vibrantes du passé sont mises en lumière par une trentaine de textes qui racontent leurs histoires, leurs conceptions et leurs usages. Dix-neuf contributeurs ont ainsi été invités à prendre leur plume, de l’historien du cinéma au jardinier, en passant par le ou la photographe, l’écrivain, le chimiste, le paysagiste, le philosophe, l’historien de l’art et de la photographie, le documentaliste, le chercheur et le conservateur, ou encore l’artiste. Leurs essais sont autant de points de vue sur les jardins d’Albert Kahn, leurs Images et leurs imaginaires.

Je voudrais remercier le Musée départemental Albert Kahn (département des Hauts de Seine) et à sa directrice Nathalie Doury pour avoir cru en ce projet, pour l’avoir accompagné et pour l’avoir rendu possible. J’en profite aussi pour dire mon éternelle reconnaissance aux scénographes et éditeurs pour leur créativité, leur efficacité et leur bienveillance sans bornes : Studio Matters, Clément Azais, Ingrid Coulmeau Corallo, Floriane Lipsch-Pic et Joris Lipsch) et EXB, Nathalie Chapuis, Charlotte Desbiolles, Camille Cibot et Line Martin-Célo.

INFORMATIONS PRATIQUES

mar30avr(avr 30)7 h 00 minmar31déc(déc 31)18 h 00 minNatures vivantes, Images et imaginaires du jardin d’Albert KahnMusée départemental Albert-Kahn, 2, rue du Port, 92100 Boulogne-Billancourt


Natures Vivantes – Images et imaginaires des jardins d’Albert Kahn
Sous la direction de Luce Lebart
Avec les textes de : Nathalie Boulouch, Teresa Castro, Gilles Clément, Marcelline Delbecq, Sylvie Deny-Feuillet, Serge Fouchard, Jean-Paul Gandolfo, Juliette Gauthier-Fattal, Marine Lanier, Bertrand Lavédrine, Luce Lebart, Thierry Lefebvre, Anthony Petiteau, Marie Rebecchi, Pierre-Emmanuel Schmitt, David-Sean Thomas, Diane Toubert.
100 photographies environ (autochromes, photogrammes, illustrations, photographies couleur, noir et blanc)
Relié, 272 pages
Format : 19,5 x 26,3 cm
ISBN : 978-2-36511-398-4
Prix : 39 euros
https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr/les-collections/editions/catalogues-et-albums-dexposition/natures-vivantes

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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