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Rencontre avec Marie Cozette, directrice du centre d’art contemporain, la Synagogue de Delme

Temps de lecture estimé : 11mins

Au cœur d’une zone rurale de Lorraine à une demi-heure de Metz et Nancy, la Synagogue de Delme,ancien lieu de culte transformé en centre d’art en 1993, a accueilli depuis 25 ans près de 150 artistes à travers une soixantaine d’expositions contribuant au rayonnement de ce lieu atypique au niveau régional et international.
Marie Cozette historienne de l’art, co-fondatrice de Bétonsalon, commissaire et auteur dirige le centre depuis 2007. Nous l’avons rencontrée à l’occasion de l’exposition dédiée à l’artiste Shilpa Gupta « Drawing in the Dark ».

« La Synagogue de Delme n’est pas ce lieu de la neutralité supposée des lieux d’art dans lequel on viendrait poser un objet qui serait détaché de son contexte« .

9 lives : Quel bilan faîtes-vous depuis votre arrivée au centre d’art contemporain-la Synagogue de Delme ?

Marie Cozette : Cela fait 10 ans maintenant que je suis à la tête du centre d’art, un chiffre symbolique. Cet exercice du bilan est toujours un peu délicat mais je m’y prête d’autant plus que cette année nous fêtons les 25 ans du centre d’art. Ce sont des marqueurs temporels importants qui demandent cette réflexion rétrospective. Pour moi finalement le temps est passé très vite avec un quotidien dans un centre d’art exigeant et sans répit ce dont on ne se rend pas toujours compte de l’extérieur. J’ai un vrai amour de ce lieu, très chargé en termes de mémoire, d’histoire, d’ancrage dans un territoire. Cette succession de couches historiques, de traces mémorielles est passionnante et créée une densité dans ce lieu qui est aussi captivant pour les artistes. La Synagogue de Delme n’est pas un White Cube. Elle appelle des projets spécifiques, sur mesure, ce qui fait qu’au bout de 10 ans je me rends compte que je n’ai pas épuisé ce lieu où chaque artiste est venu apposer sa signature.

9 lives : Quel est l’ADN du centre d’art et quels sont ses axes prioritaires ?

M. C. : C’est le lieu de l’artiste, de son projet, de cet accompagnement, dans un rapport artisanal au travail de l’art. Cet amour du travail des artistes peut être mis en œuvre dans un lieu de cette échelle là. Une limite, compensée notamment par une immense liberté artistique qui n’a pas de prix.
L’ADN ce sont des projets monographiques pensés in situ pour l’espace et toutes ses données (histoire, mémoire, architecture, territoire). Il y a beaucoup de manières d’aborder ce lieu dont les artistes décident de s’emparer ou non. Il y a une dimension très expérimentale et de recherche aux côtés des artistes. Ce qui m’intéresse aussi est de pouvoir ouvrir le champ de l’art sur d’autres domaines disciplinaires et de la connaissance : la philosophie, les sciences sociales, l’économie, la danse, la littérature ; guidée aussi par l’approche poreuse des artistes jamais formaliste.
Egalement nous développons une dimension prospective en accueillant ici  des artistes pour qui cela a été déterminant comme Katinka Bock ou Eric Baudelaire qui ont exposé ici à des moments clefs de leurs carrières. Il est important de savoir sentir ces moments là. Nous avons aussi des figures historiques comme Daniel Buren ou prochainement Jean-Luc Moulène, qui n’ont plus rien à prouver mais trouvent néanmoins dans un lieu comme celui-ci une vérité du projet plus difficile à avoir dans des structures plus institutionnelles.
En parallèle aux expositions nous offrons un programme de résidences qui s’adresse davantage à des artistes émergents souvent récemment diplômés des écoles d’art.
Il y a 3 sessions de résidence par an de 3 mois chacune.
L’année dernière, Eléonore False a développé un projet en lien avec le territoire au Centre International d’Art Verrier de Meisenthal, réalisant de superbes séries d’images en verre. Une vraie découverte pour elle qui a ouvert des perspectives nouvelles.
Le prochain résident à partir de mars sera Romuald Dumas-Jandolo (cf mon article Artothèque de Caen) qui vient du monde gitan avec un parcours atypique après les Beaux Arts de Caen, en résidence à Astérides à Marseille et sera au prochain Salon de Montrouge.
La Gue(ho)st House inaugurée en 2012 a demandé 7 ans de travail et d’efforts préalables en lien avec le Ministère de la culture, la Drac Lorraine, le département de la Moselle, l’ex région Lorraine et la commune de Delme.
Il se sont arrimés sur l’histoire du lieu : en effet la maison d’origine a été successivement une prison, une école, puis jusqu’en 2010 une chambre funéraire. Suite à la décision de la mairie de réhabiliter le lieu, les artistes ont été invités à repenser les usages de la maison, qui se situe juste à l’arrière du centre d’art. Ne voulant pas faire abstraction du contexte et de l’histoire, les artistes ont proposé de recouvrir la maison d’une forme sculpturale blanche, qui joue selon eux comme une projection de la psyché collective, traversée par des affects très forts liés à la mort ou à l’enfermement. Il s’agissait donc bel et bien et de faire parler les fantômes en public, et de transformer cette architecture en fantôme.

C’est un outil de travail formidable pour des événements, des ateliers pédagogiques, une project room pour des actions spécifiques comme actuellement « La Maquette » avec l’Université de Lorraine et le Master en scénographie autour d’expositions rêvées du centre d’art par les étudiants, ou d’autres associations. On y accueille aussi l’Artothèque outil de médiation qui permet un rapport à l’art immédiat et intime. La médiation est au cœur de l’ADN d’un centre d’art ce qui exige d’autant plus d’attention et de précision que nous sommes en zone rurale avec un public non averti. Cet accompagnement se fait avec beaucoup de bon sens, d’humanité, de simplicité et de bienveillance. Tout cela participe à cette dimension de convivialité qu’il faut être attentif à mettre en œuvre.

A l’étage le studio permet d’ accueillir ponctuellement les artistes pendant le montage. Notre véritable résidence se trouve dans un village encore plus isolé de 300 habitants à Lindre-Basse,ce qui exige de l’autonomie au quotidien de la part des artistes.

9 lives : L’exposition de Shilpa Gupta et la programmation future

M. C. : L’artiste indienne Shilpa Gupta (née en 1976 à Mumbai) qui traite notamment de la question des frontières, leur possible franchissement et stratégies de détournement. Co-produite avec la Belgique (KIOSK à Gand) et l’Allemagne (Bielefelder Kunstverein) ce qui n’est pas anodin étant dans une région transfrontalière où la question de la frontière reste très présente et parfois douloureuse. Même si ce projet parle d’une frontière lointaine entre l’Inde et le Bangladesh cela résonne dans ce territoire et au niveau européen avec la crise des migrants, la construction de murs..Un détour pour aborder des enjeux locaux. Shilpa Gupta avait représenté l’Inde à la 56ème Biennale de Venise en 2015 aux côtés d’un artiste pakistanais, ce qui était déjà un geste éminemment politique et fort. Cela a été au départ de tout son projet de recherche sur cette frontière de plus de 4000kms, la plus longue entre deux états nations. L’Inde enserre géographiquement le Bangladesh. Depuis les années 1980 l’état indien a mis en œuvre des moyens considérables pour la construction de ce mur réalisé à environ 80%. Cette zone se caractérise par un déploiement considérable de mesures sécuritaires et en même temps une zone de transits solidaires et échanges illégaux de contrebande permanents avec de nombreux commerces sur lesquels l’état indien ferme les yeux. Shilpa Gupta nous démontre comment une frontière dépasse un simple tracé sur une carte et peut être déjouée par le quotidien des gens. Toutes les œuvres mis à part une, ont été coproduites par les 3 lieux. Deux pièces protocolaires sont adaptées à chaque fois pour les lieux. C’est la 3ème occurrence de l’exposition qui sera montrée par la suite à Londres.

La programmation à venir :
La prochaine exposition sera particulière en l’honneur des 25 ans du centre célébrés dans un format anarchique et choral où l’on va convoquer plusieurs dizaines d’artistes qui sont passés par ce lieu, avec une programmation en écho à la Gue(ho) House de cinéma et événements. Ce n’est pas une approche thématique ni nostalgique mais cela se veut un vrai rassemblement.
Après cela sera au tour de Jean-Luc Moulène dont l’exposition débute à la Verrière à Bruxelles en janvier dans le cadre d’une collaboration du centre d’art avec la Fondation d’entreprise Hermès. Le dispositif spécifique s’orchestre sur le regard à partir de modules de miroirs mouvants au centre de l’espace, sensibles à la présence des corps et des œuvres et créant une dynamique de réflexion. Autour il montrera une série de peintures ce qui est plutôt inédit chez Jean-Luc Moulène qu’on connaît davantage dans le champ de la photographie et de la sculpture.
A Delme il va sans doute déployer un corpus supplémentaire même si tout n’est pas encore acté.
En parallèle à la programmation à Delme l’année prochaine, la Fondation d’entreprise Hermès qui a en charge la programmation de La Grande Place – Musée du cristal St Louis nous a sollicité pour assurer la programmation artistique de l’espace contemporain pendant deux ans. Trois expositions sont prévues : Hippolyte Hentgen de février à fin juin et de juillet à décembre, un solo show de Thu Van Tran. En 2019 est prévu un solo show de Dominique Ghesquière que nous avions accueilli en résidence en 2010. Cela fait quatre ans que la Fondation d’entreprise Hermès a mis en place ce dispositif permettant de solliciter une structure lorraine. Le Centre Pompidou Metz avait initié ce partenariat avec la première exposition de Jean de Loisy « Formes simples » qui avait donné lieu à un pendant à St Louis, suivi du Frac Lorraine qui vient de terminer son cycle. Pour la fondation cet ancrage local était important.

9 lives : Le mode de fonctionnement du centre

M. C. : Nous sommes une équipe de 4 personnes avec un budget annuel autour de 300 000 € financé pour 50% par le Ministère de la culture suivi de la Région Grand Est et dans une plus faible mesure à présent le Département de la Moselle, la Mairie mettant à disposition les locaux.
Notre association est régie par un conseil d’administration qui valide la programmation tous les ans. Les membres sont locaux pour la plupart, Delmois ou liés au territoire et des personnalités artistiques telles que Hélène Guénin (Mamac de Nice), Christophe Gallois (Mudam Luxembourg), Pascal Yonet qui dirige le Vent des Forêts.
Le public est majoritairement régional et dès lors que l’on s’éloigne plus on a affaire à un public spécialisé. On n’arrive pas complètement par hasard à la Synagogue. L’été les hollandais, belges et allemands s’arrêtent chez nous sur la route des vacances.

9 lives : Quelles synergies sont développées sur le territoire et au delà ?

M. C. : Je suis vraiment dans une logique partenariale pour travailler autant que possible avec les réseaux locaux et plus largement, ayant présidé pendant deux ans d.c.a Cette envie de travailler pour le collectif me tient à cœur. La Synagoque est membre fondateur du réseau régional « LoRA ». La Gue(ho)st House est le lieu qui permet de valoriser ces partenariats comme avec la Conserverie à Metz, My Monkey à Nancy (graphisme) entre autres lieux indépendants. Nous avons présenté des objets designés par Matali Crasset pour les Maisons Sylvestres au Vent des Forêts, la série des boules de Noël de Meisenthal, de nombreux projets ont été conçus avec le Frac.
Au delà au niveau international nous avons travaillé avec l’Allemagne ou l’Italie et avec l’Institut français au moment de la Fiac nous recevons des commissaires de tous horizons.

INFOS PRATIQUES :
Drawing in the dark
Shilpa Gupta
Jusqu’au 18 février 2018
La Synagogue de Delme
33 Rue Raymond Poincaré
57590 Delme
Horaires :
Du mercredi au samedi de 14h à 18h,
le dimanche de 11h à 18h
Localisation :
Delme se trouve à 30 minutes de Nancy et Metz
45 minutes de Luxembourg et Sarrebrück
1h30 de Strasbourg
3h30 de Paris, de Bruxelles et de Bâle
Résidences : http://www.cac-synagoguedelme.org/fr/residencies
La Synagogue de Delme
http://www.cac-synagoguedelme.org/
lora | Lorraine art contemporain
http://www.lora.fr/

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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