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Carte blanche à Marie Docher : Devenir photographe

Temps de lecture estimé : 5mins

Pour sa première carte blanche, notre invitée, Marie Docher, vient poser les « bases ». Elle nous raconte comment elle est devenue photographe, la découverte d’un secteur patriarcal souvent machiste, mais surtout comment elle a décidé de s’affranchir du regard des autres.

Sur la première photo j’ai 13 ans. Je ne sais pas qui a saisi cet instant ni comment cette photo a pu me parvenir mais je sais très bien où elle a été faite. C’était lors d’un camp de marche dans les Cévennes en 1976. Eté caniculaire. Ma tante Nicole m’avait offert l’appareil Kodak dont j’explorais visiblement les divers usages ce jour-là et je savais déjà que je serais photographe un jour.

Avec une telle certitude, je me suis demandée pourquoi j’avais mis tant de temps à faire ce métier. Pourquoi partager cette histoire ici ? Parce que c’est une des clés pour comprendre la suite qui va bien au-delà de ma vie personnelle car nos trajectoires individuelles sont inscrites dans des systèmes de pensée, des idéologies.

Je revois la tête de la conseillère d’orientation à Clermont-Ferrand, en 1982, quand je lui ai dit qu’il fallait absolument me trouver une formation de photographe parce qu’il était hors de question que je recommence une prépa. Pour elle, pour tout le monde autour de moi, j’étais sur la bonne voie, pourquoi dévier ? L’école d’Arles venait d’être créée, la conseillère ne le savait pas, moi non plus. Internet n’existait pas et le minitel balbutiait. Il fallait un bac C ou D pour les autres écoles techniques et j’avais un bac A.

« Ce n’est pas un métier de femme, c’est technique… Je n’aimais pas les photographes que je rencontrais et encore moins celui qui m’a dit qu’il m’apprendrait un truc si je posais nue pour lui »

Mon père qui aimait photographier les fleurs et ses filles m’a donné un boîtier 24×36 pour me consoler et j’ai donc continué des études dont les principaux intérêts auront été d’y rencontrer des personnes qui me sont toujours chères, d’avoir les clés du labo photo dont j’étais la seule utilisatrice et de faire mon stage de fin d’études chez Strass, alors toute jeune société, qui commençait à utiliser des techniques numériques pour des films institutionnels. J’ai adoré ce trimestre. Je comprenais confusément que le numérique serait un jour pour moi un outil d’émancipation qui me permettrait d’échapper à des discours, des pratiques dont je me sentais exclue et qui ne m’intéressaient absolument pas.

Je crois que la seule revue que je pouvais consulter à l’époque était le magazine Photo que j’ai d’emblée perçu comme machiste. J’avais trouvé un livre édité par Kodak et découvert des « écritures » photographiques, notamment Sandy Skoglund qui m’avait plongée dans de profondes réflexions. Je cherchais à rencontrer, discuter avec des photographes qui avaient tous le même discours : « Ce n’est pas un métier de femme, c’est technique ». Ils me racontaient aussi le beau mythe de l’instant décisif, de la photo jamais recadrée, « jamais retouchée mais touchée » par la grâce et le talent dont ils étaient les réceptacles, comme si photographier échappait à tout processus humain qui consiste à tâtonner, refaire, recommencer, échouer, recadrer… comme si je ne devinais pas leurs petits mensonges sur leurs tirages. Je n’aimais pas les photographes que je rencontrais et encore moins celui qui m’a dit qu’il m’apprendrait un truc si je posais nue pour lui. II a gardé son truc. J’étais dans un désert.

Une fois diplômée je suis venue travailler à Paris dans le secteur de l’édition et de la communication. Je rencontrais régulièrement des photographes de studio qui ne m’intéressaient toujours pas. « Métier d’homme ». Ils étaient prétentieux.

On était à un moment charnière dans l’histoire de la chaîne de production graphique. J’ai quitté mon emploi de cadre et me suis lancée seule avec un mac quadra 700, le 1er mai 1994, dans une aventure rapidement devenue collective. Le numérique me permettait de m’émanciper du salariat et de ce qu’une entreprise attendait de moi.

En 1995 j’ai rencontré Isabelle Rozenbaum. Nous étions pratiquement voisines. Elle était photographe de studio, venait de créer une banque d’image avec des amis et avait une pratique artistique. J’étais soufflée. Je n’avais jamais vu de telles images, une telle créativité, je n’avais jamais rencontré une femme photographe. Elle m’a donné deux pellicules d’ektas et m’a dit : « Vas y !»

Le monde s’est ouvert immédiatement. J’étais enfin sur le bon chemin. Les 5 cd de photos sur les religions qu’elle a fait rentrer au catalogue par la suite sont toujours là, sur l’étagère de mon bureau. J’y pense avec gratitude.

En 2002, ma vie a explosé. Je suis partie avec un sac à dos, un boîtier léger et trois pellicules marcher sur le chemin de Compostelle qui part de chez moi, en Auvergne. Je n’ai photographié que mon visage chaque fois que je me désaltérais. Lorsqu’en 2003 ces photos ont été projetées aux voies off à Arles, un directeur de festival m’a dit : « Vous auriez dû vous photographier à la chambre photographique, nue. » Sidérée, je lui répondais qu’il n’aurait pas dit ça à un homme et il a jugé bon me préciser qu’il n’était pas homo.

A bien y réfléchir, je me demande si ce n’est pas ce jour où j’ai compris qu’il y avait un énorme problème dans ce métier et que j’ai décidé de m’affranchir de leur regards.

La Rédaction
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