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Coup de Gueule de Mat Jacob : Ne dites à personne que je suis photographe (Ou dites à tout le monde que je ne le suis plus) 

Temps de lecture estimé : 8mins

Pour cette première carte blanche sous le thème de « Ensembles », notre invité de la semaine Mat Jacob, photographe et co-fondateur de Zone I, prend la plume pour dresser un triste état des lieux du métier de photographe… Il passe tout en revue dans ce métier qui s’asphyxie. Plus qu’un coup de gueule, c’est surtout un cri d’alarme qui, on le souhaite, parviendra aux oreilles de ceux qui font en sorte que la photographie n’existe plus que dans nos « loisirs »…

Le métier de photographe n’existe plus. Je veux parler de celui que nous exercions encore il y a peu : nous étions d’observateurs, témoins d’une époque, porteurs de contenu et passeurs d’histoire. Nous cherchions du sens. C’est ce qui définissait nos journées, nos valeurs, nos amis, notre mode de vie. Il y avait une économie certes fragile mais bordée de quelques règles tacites.
Nous rapportions des récits du bout du monde ou des préoccupations intimes au pied de chez nous, nous répondions à des commandes de la presse ou nous nous engagions dans une histoire personnelle. Nous avions des interlocuteurs dans les rédactions. L’iconographe, le directeur artistique ou le rédacteur en chef nous recevait, nous écoutait et tirait le meilleur de nous-même. Son travail consistait à valoriser la passion du photographe.
Nous donnions un nom à cette profession aux univers variés : photographe auteur.

Aujourd’hui, peu de ces repères subsistent et il se produit souvent l’inverse. Le photographe apprend d’abord à s’adapter à la demande, être attentif au « produit ». Il est contraint de se plier aux lois d’un nouveau marché ou d’adapter son discours. L’image (et la photographie en particulier) est progressivement devenue un vecteur du commerce et participe à promouvoir l’entreprise, les idéologies politiques, les multiples lobbies. Peu importe le produit à « vendre », l’objectif est de séduire et prendre le pouvoir par l’image. Ce médium qui était au départ un outil critique pour dire le monde -et que l’on fantasmait parfois pour sa capacité à le changer- est devenu progressivement un rouage incontournable du libéralisme.
C’est cela que les photographes auteurs appellent poliment le travail alimentaire, ou « corporate ». Ils ont besoin de bouffer et l’argent est là. Pour ce qui est de leur sensibilité et de leur regard, il reste l’autoroute embouteillée des réseaux sociaux et une multitude de promesses d’avenir.
L’édition. Elle s’est largement développée ces dernières années, mais s’adresse souvent à un public trop confidentiel. La fabrication d’un livre coûte cher et les maisons d’éditions exigent maintenant une participation financière, quand ce n’est pas la totalité du coût de fabrication…
Plus que jamais présentes, les galeries ont su développer un nouveau marché. Dans cette niche de la réussite sociale, les places sont chères. Il faut avoir un style, une marque de fabrique et du nez…pour sentir le vent tourner. Là aussi, nombreux sont ceux qui adaptent leur production à la demande. Quand le client n’a plus besoin d’être assuré par la valeur d’une œuvre, il exige une esthétique consensuelle pour intégrer la photographie au mobilier d’un intérieur cosi. Un fait décidément peu artistique.
L’industrie du luxe : c’est paradoxal mais on dirait que c’est elle qui va sauver le radeau de la photographie d’auteur. Les fondations se multiplient, s’engagent souvent sur l’image fixe, achètent des œuvres, collectionnent, portent des projets, et passent des commandes. Hormis les conditions financières, ce n’est pas « du luxe » aujourd’hui de travailler pour des marques qui font appel au regard et à la sensibilité. Alors tout réside dans cette fragile liberté qui demande un talent d’équilibriste au photographe. Il y a parfois des frontières à ne pas dépasser. La carte est blanche mais quand l’image de la marque est en jeu, l’esprit libre la voit vite passer au gris.

Le photographe artiste, documentaire, photojournaliste…se plie donc à toutes demandes pour subvenir à ses besoins, et pour exister. Et gère comme il peut ses contradictions.

Il y a aussi de nombreuses belles initiatives sans budget qui ne pourrait fonctionner sans la générosité des photographes. Aujourd’hui, on me sollicite plus souvent pour céder des droits d’auteur que pour proposer un travail rémunéré. J’accepte la plupart du temps car ces initiatives sont plus « sérieuses », porteuses de sens et de fond. Ne dites à personnes que je suis photographe ! Ca va encore me prendre la semaine. La gratuité est inhérente au statut et il devient difficile de considérer son activité comme une activité professionnelle. Dites à tout le monde que je ne suis plus photographe !

On bricole donc, on erre de mauvais plans en bons plans, on se fait saltimbanque.
Est-il encore possible d’exercer son métier sereinement, sans compromission, avec un brin de rémunération ?

La production de photographies explose quand le statut du photographe implose. Le nombre de professionnels augmente et les initiatives se multiplient, c’est bien, mais pour qui ? Pourquoi et comment ? Etre photographe et concerné aujourd’hui c’est vivre dans la misère et en être fier. Le besoin de satisfaire son ego est-il plus fort que la nécessité de remplir son frigo ?

Ah oui j’oubliais, il y a mille concours, résidences d’artistes, appels d’offre, ateliers pédagogiques proposés par les ministères, les festivals et fondations… Là, il faut connaître les secrets d’un « bon dossier », il faut se munir de patience et parler le langage de l’institution, être scolaire donc, apprendre à formuler noir sur blanc sa sensibilité, et fictionner le jour où l’on passera au terrain.
Il n’y a qu’un gagnant, c’est le jeu de la carotte. Et après avoir tout essayé, c’est peut-être ta dernière chance…
Que reste-t-il de l’improvisation et du hasard, de l’émerveillement et de la sidération du photographe qui rencontre son sujet, égaré quelque part au bout du monde?
Sans compter le nombre de concours qui imposent de rentrer dans les cases : âge, sexe, nationalité, statut social, carte de presse, être parrainé par un dinosaure de la profession (et il n’y en a plus beaucoup) etc…

Mais peut-être, la spontanéité, la liberté, c’est dépassé ? Il faut apprendre des théories dans les bonnes écoles pour comprendre les rouages d’un système qui, on le découvre plus tard, n’a rien de rationnel. Il faut décrypter et suivre des modèles.

Le monde n’est pas beau et trop de photographies, trop de photographes servent ce monde-là.
Le libéralisme tire parti de ceux qui ne se plaignent pas.

Comment se fait-il qu’il y ait si peu de parole au sein de la profession ? Quelques rares courriers dénoncent la fragilité de l’économie et l’abus des utilisateurs d’images, mais la situation ne change guère et se corse de plus en plus.

Il s’agit peut-être d’un métier de servitude, il s’agit peut-être de prêter son regard et de se mettre au service d’une idée ? Et étant donné que l’idée aujourd’hui c’est de contribuer à l’essor de la société de consommation, de participer à la croissance, que la capacité de production est là, la photographie sert un système. Je la préfère quand elle pose des questions.

Il est difficile de nommer les responsables car ils sont peu identifiables. On pourrait dire que c’est l’air du temps qui contamine la profession, ou un ensemble de comportements collectifs, ou les conséquences de la révolution numérique ou le manque de réaction des photographes ? Les acteurs du sabotage sont parfois cachés au fond de nous même, de nos faiblesses et de nos solitudes. Mais ce n’est pas tant ça qui est triste car c’est parfaitement attendu que le pouvoir se serve des images, ce qui est triste, c’est qu’il n’y a pas de contre-pouvoir, pas de contestation, pas de parole. Car c’est aussi ça le projet de la photographie, c’est une capacité à dire, à dénoncer, à célébrer la vie, à exprimer le désir, à se revolter…

Mais non, c’est vrai, la photographie ne s’est jamais aussi bien portée ! Le public la célèbre au quotidien. Se porterait-elle trop bien ? Se serait-elle débarrassée de ses producteurs ?

Voici un sombre état des lieux, un constat désespéré direz-vous ? Le gars est usé, il monologue au fond de la grotte… Il faut avouer que le métier a toujours connu l’instabilité et s’est nourri d’une certaine intranquillité. C’est cette fragilité qui a fait la force et la fascination du public pour la profession au cours de sa jeune histoire. C’est cela aussi qui a fait naitre Tendance Floue, collectif indépendant de dix-sept photographes qui interrogent les pratiques photographiques depuis bientôt trente ans.
Et enfin, c’est cela qui nous a permit à Monica et moi, de trouver l’énergie et le désir de créer Zone i, un espace culturel dédié à l’image et à l’environnement en milieu rural, proche de la ville et loin des bruits de la cité.
Ici, il s’agira de retrouver les valeurs humaines que nous défendons et de réunir les petits fous qui s’interrogent sur le monde.
Et il s’agira une fois de plus, de vivre la photographie.

A LIRE :
Tout va bien madame la marquise… Quand les photographes sont au bord de l’asphyxie
Rencontre avec Frédérique Founès : Lancement du CLAP dans la continuité du mouvement #PayeTaPhoto
Inauguration de Zone I, Rencontre avec Monica Santos et Mat Jacob

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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