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Pour sa première carte blanche, le nouveau directeur de Contretype, centre d’art bruxellois pour l’image et la photographie contemporaine, Olivier Grasser, nous présente l’exposition « Defected Times » qui va ouvrir jeudi prochain, avec les œuvres de l’artiste française Daphné Le Sergent. Cette nouvelle programmation est l’occasion d’appuyer la volonté d’ouvrir le champ d’investigation artistique à des pratiques photographiques élargies soutenue par le projet artistique d’Olivier Grasser pour ce centre qui célèbre cette année son 45ème anniversaire !

Créée en 1978 par Jean-Louis Godefroid, photographe passionné et personnalité culturelle marquante, Contretype a été historiquement la première structure à Bruxelles à exposer de la photographie, quand on résistait encore à la considérer comme un médium artistique. Au fil des années et des expositions, Contretype s’est imposé comme un lieu de référence, une reconnaissance qui perdure toujours, bien après la disparition de son fondateur en 2013, et qui a favorisé le développement en Belgique d’une véritable scène dédiée à la photo. Contretype est aujourd’hui identifié pour son soutien à une photographie artistique dite d’auteur, sur un spectre large allant de la photo d’essence humaniste, nourrie au réalisme poétique, à la photo documentaire et à ses occurrences actuelles.

La préciosité du regard et le désir des choses rares 3 (La Montagne d’argent) (2021)
tirage jet d’encre pigmentaire et mine de plomb, transferts d’images photographiques – ex unique, 80 x 120 cm
© Daphné Le Sergent

Même si l’importance de son rôle fondateur et la qualité de son travail la font qualifier de structure institutionnelle, Contretype est un centre d’art, c’est-à-dire d’un espace dédié à l’expérimentation et à la recherche. Dans un monde qui se donne à voir comme un flux continu d’images de toutes sortes, avec l’horizon d’un nivellement des regards, le propre d’un centre d’art est de demeurer attentif à ce que l’actualité génère de démarches prospectives et innovantes, afin d’éviter les pièges de la répétition et de l’académisme. Tout en continuant à défendre la photo d’art et la notion d’auteur, c’est-à-dire en traçant sa route au milieu d’autres pratiques de l’image comme le photojournalisme ou la photo de mode, Contretype se donne pour objectif de soutenir des recherches qui relèvent d’une photographie moins transparente et moins strictement attachée à la figuration du réel, formellement plus audacieuses, capables de convoquer des imaginaires plus critiques et plus politiques.

Diluvian stories (détail) (2023) – Photo-dessin, tirage et mine de plomb sur papier Jouanneau – 10 x (63 x 80 cm)
© Daphné Le Sergent

La démarche de Daphné Le Sergent est une investigation critique sur la relation entre la société et les images comme vecteurs de mémoire. Traitant de la photo argentique aussi bien que des images numériques, elle mène une réflexion sur la matérialité des supports des images et sur les enjeux financiers de cette matérialité dans la société libérale. Elle envisage ainsi un rapport de l’image au monde qui repose sur des dynamiques économiques et géopolitiques plus que sur la représentation. Dans un environnement actuel de plus en plus virtuel, elle produit des œuvres dont la matérialité est prétexte à une expérience complexe du regard et met en exergue différentes natures de perception.
Dans son travail, Daphné Le Sergent développe des fictions qu’elle tend entre le passé et le futur et dans lesquelles s’ouvrent des espaces de spéculation et de relecture critique de l’histoire de la photographie. Elle fait par exemple remonter l’origine de la photo argentique non pas à la révolution industrielle et aux progrès techniques qui l’ont caractérisée, au XIXème siècle, mais à la découverte des Amériques et à l’exploitation intensive des mines d’argent, au XVIème siècle. Est-elle si improbable que ça, cette filiation ? À rebours du discours officiel de l’histoire, elle relie en tout cas de façon cinglante notre culture convenue des images à tout ce que la société libérale a produit de préjudiciable pour l’humanité, à l’anthropocène, à la surexploitation des ressources, à la spéculation financière, à l’esclavagisme et à l’injustice sociale. Dans un même esprit de spéculation critique, Daphné Le Sergent fait l’hypothèse de la découverte, dans un avenir lointain, d’une civilisation qui aurait été emportée par une guerre économique pour la maîtrise de ses supports numériques de mémoire. Évoquant la dématérialisation des supports, les progrès technologiques et l’accès à l’information, la production massive de data et les mécanismes de spéculation ou de production de la valeur, elle stigmatise le rapport frénétique de notre société aux images, même si tout cela demeure encore confus et insaisissable pour un grand public aveuglé par la séduction de l’iconographie libérale.

Defected times (détail) (2023) – tirage jet d’encre – 28 x (21 x 29,7 cm)
© Daphné Le Sergent

Si le travail de Daphné Le Sergent est puissant, c’est sans aucun doute grâce à la pertinence de son approche critique et à une dimension conceptuelle solide, en appui sur une connaissance profonde de l’histoire de la vision et de la représentation dans la culture occidentale. Mais jamais cette adresse au savoir ne se départit d’un souci de qualité esthétique, de richesse visuelle, je dirais d’empathie du regard, adressé à la subjectivité de celui qui regarde. Chacune de ses hypothèses spéculatives ou critiques se traduit par une proposition visuelle particulière. Qu’il s’agisse des « photos-dessins » où la trame de la représentation photographique est attaquée par un geste de dessin à la mine de plomb, des tirages aux sels d’or et d’argent qui évoquent une photographie qui aurait pu être « aurifère » plutôt qu’argentique, ou encore des héliographies et des tirages sur papiers anciens qui exacerbent un imaginaire romantique des ruines, chaque œuvre repose sur un canevas entre ce qui est porté à la connaissance et ce qui est soumis au sentir. Issue d’une double culture, Daphné Le Sergent fait reposer son travail sur des structurations binaires qui, dans cette expérience mentale autant que physique et sensorielle, interrogent les lignes de subjectivités qui traversent l’image la construction de l’identité.

Reposant sur une mise en œuvre technique qui n’est pas celle de la photographie traditionnelle mais qui n’en est pas moins précise, les œuvres de Daphné Le Sergent savent donc associer une véritable satisfaction visuelle à une approche conceptuelle et théorique. Surtout, elles ont cette capacité à faire voyager le regard entre l’optique et l’haptique, une mobilité perceptive que chacun conserve de son berceau culturel, et qui fait que certaines œuvres des temps reculés ou des contrées lointaines, non connues des habitudes de son propre corps, semblent si mystérieuses ou au contraire si familières.

L’exposition de Daphné Le Sergent à Contretype suit d’un an celle de Lucas Leffler, jeune photographe belge dont le travail interroge simultanément le médium, les procédés et l’histoire de la photo. Daphné Le Sergent et Lucas Leffler sont tous les deux assimilés à ce nouveau pan de la création photographique, riche en pratiques soucieuses d’éthique et d’écologie, que présente l’historien de la photographie Michel Poivert dans son récent ouvrage Contre-culture dans la photographie contemporaine.

INFOS PRATIQUES

jeu06avr(avr 6)12 h 00 minven26mai(mai 26)18 h 00 minDaphné Le SergentDefected TimesContretype - Centre pour la photographie contemporaine à Bruxelles, Cité Fontainas, 4 A - 1060 Bruxelles

http://www.contretype.org/

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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