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Pour sa troisième carte blanche, notre invité de la semaine, le photographe Arnaud Baumann, évoque ses inspirations (conscientes ou non) et ses différents héritages. Cette notion de transmission se prolonge avec la réflexion de sa propre succession et du devenir de son fonds photographique. C’est ainsi que les archives d’Arnaud Baumann seront bientôt confiées à la Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie au Fort de Saint-Cyr, aux côtés de celles de son compagnon de route, Xavier Lambours.

Leslie Krims

Personne n’est à l’abri des influences. Même si je n’ai pas l’âme d’un admirateur, j’ai pu ressentir de l’envie devant les portraits de Richard Avedon ou les instantanés de HCB. Un photographe en particulier m’a probablement ouvert une voie : Leslie Kriems dit Les Kriems. Il m’a permis d’oser certaines images. Sa photographie de Minnie Mouse (voir le lien) dénudée a certainement déclenché mon envie de photographier mes ami(e)s nu(e)s pour un premier livre : « Carnet d’Adresses » (éd. DTV 1984) et inspiré l’idée d’une série intitulée « Sacrilèges ». La photo légendée « Eustache Bliffar, aveugle de naissance montre son corps qu’il n’a jamais vu » avait été montrée à Mitterrand, lors de son passage au Musée des Arts décoratifs pour inaugurer la journée des « Jeunes Créateurs » en 1984.

Sacrilège aveugle, Eustache Bliffar, 1984 © Arnaud Baumann

Comme les peintres et les musiciens, les photographes héritent de leurs aînés. Je me souviens de photographes célèbres dont je trouvais ringardes les images. Tel David Hamilton et ses flous sirupeux dévolus à des « jeunes filles en fleurs ». Ce n’est pas le sujet de ses comportements que je voudrais aborder là. Juste évoquer une expérience personnelle datant des débuts du numérique. En 2002, alors que je souffrais du manque de travail, je partais à l’aventure de sujets sans commande. J’étais allé photographier le Prix Diane Hermès à Chantilly. Dans l’intention de montrer cette société riche et insouciante déguisée comme à la Belle époque, venue pique-niquer et rivaliser entre plus beaux chapeaux, pendant que la plèbe misait ses économies sur des courses parfois courues d’avance et aux bénéfices d’initiés fortunés. J’étais reparti satisfait. J’avais récolté une belle moisson d’images. De retour chez moi, une fausse manip m’a fait perdre l’intégralité du contenu de la principale carte numérique, remplacée dans l’appareil par une autre en toute fin de journée. Autrement dit, j’avais effacé 90 % de mon reportage. Je ne me souviens pas qu’il y ait eu à l’époque les moyens actuels de récupération de données.

Prix Diane Hermès, Chantilly, 2002 © Arnaud Baumann

La mort dans l’âme, j’ai examiné la cinquantaine de clichés restants. Nombre d’entre eux, ne me satisfaisaient pas. Dans un état angoissant, voisin de celui d’une déception amoureuse, j’ai puisé dans les nouvelles voies offertes par Photoshop pour bidouiller les images. Je me suis mis à créer de la netteté et des flous sans tenir compte des règles de la profondeur de champ imposées par les lois de l’optique. Consolé d’avoir sauvé en partie mon reportage et presque content d’avoir « inventé » un traitement d’images, non seulement ces photographies on fait l’objet d’une exposition en grands formats dans les rues de Chantilly, mais cette vision originale du Prix de Diane a séduit la rédaction de STUDIO. J’ai obtenu la commande de couvrir le Festival de Cannes pour le magazine. Rétrospectivement, je trouve mon travail de cette période aussi ringard que les flous « davidhamiltoniens ». J’avais fait un héritage inconscient. Fin de l’histoire : peu de temps avant sa disparition, j’avais croisé Hamilton lors d’un vernissage. C’était en hiver. Il venait d’entrer dans la galerie. Voyant ses lunettes complètement embuées, je me suis présenté et lui ai demandé de poser pour un portrait serré sur son regard filtré. Malgré mon insistance, il a refusé. Sans doute avait-il perçu l’ironie de ma proposition à vouloir révéler ainsi le secret de ses photos floues…

On trouve encore ses livres chez Emmaüs :
https://emmaus72.fr/chineur/produit/david-hamilton-the-best/

Paul Khayat

Dans un tout autre genre, les superpositions dans l’appareil font partie de l’histoire ancienne du média. C’est un risque de s’y frotter alors que la technologie a tellement évolué. Pourtant, je voudrais signaler la démarche anachronique de Paul Khayat*, un ancien journaliste de Paris Match et PHOTO, qui s’est emparé d’un Rolleiflex argentique (le mythique bi-objectif) pour produire des images qui, me semble-t-il, méritent d’être regardées. En 1994, je m’étais essayé à l’exercice avec une chambre Speed Grafic (la même que Weegee) pour photographier des voitures anciennes. Par de multiples expositions sur le même plan film, je transformais les véhicules de mon enfance en personnages de cartoon. J’avais intitulé cette série AutoSportraits. Tous les héritages sont bons à prendre si on se préoccupe de ne pas les trahir ou les singer.

Son autoportrait dit sa démarche avec l’économie efficace d’un photomontage de John Heartfield

Autoportrait Rollei © Paul Khayat

John Hearfield pour les jeunes générations qui ne connaîtraient pas : https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Heartfield

AutoSportrait à la Chambre 4×5 – une 4CV qui aurait l’allure d’un Hummer. C’était avant les SUV… © Arnaud Baumann

La lune et les étoiles

C’est bien beau de passer 40 à 50 ans d’une vie à accumuler des photographies, mais que fait-on de cette masse d’archives lorsqu’on rejoint le grand trou noir, ce « quelque part qui est peut-être nulle part » (emprunt à l’une de mes vieilles amies) ?

En 2001, Alain Longuet, artiste numérique, et Patrick Morelli*, poète, m’ont proposé de succéder à la photographe Marie-Paule Nègre, aux commandes d’une photo par jour pendant une année, pour le site précurseur – aujourd’hui disparu – « La lune et les étoiles ». Cette chronique de la vie au quotidien rassemblant 3 lignes d’actualité et 3 lignes de texte poétique inspiré par le visuel daté du jour, a tenu sans faille pendant huit ans, jusqu’au décès brutal de Morelli. L’expérience a fini par s’essouffler puis s’arrêter deux ans après et totalement disparaître de la toile. Après dix ans de diffusions en ligne, jour après jour, avec les photographes Xavier Lambours, Luc Choquer, Pascal Dolémieux, Philippe Salaün (pour ne citer qu’eux), si Alain Longuet** n’avait pas œuvré pour retrouver et préserver les données du site disparu avec Morelli, ce seraient des milliers d’images et de textes dont nous aurions perdu la trace. Grâce au travail acharné d’Alain durant plusieurs années, 2412 images sur les 3195 produites ont été récupérées. Le site en cours de reconstruction ne demanderait qu’à recevoir le soutien d’une institution (la Mep ou la BnF?) pour exister à nouveau :

*Patrick Morelli 19..-2007, fils de la chanteuse Monique Morelli 1923-1993.
**Les images et les textes de 2001
https://e.pcloud.link/publink/show?code=kZwBwnZ3lcFdBU9jvylRCSaM7GQOpm4zYzX

La Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie

À la lumière de cette expérience révélatrice de disparition, se pose la question : que faire des archives d’un photographe pour qu’elles lui survivent ? Que conserver pour une éventuelle postérité ? De quoi devrait-on se débarrasser pour ne pas encombrer la vie de sa progéniture ? En numérique, le nombre de photos importe peu. Le volume réduit d’un disque dur est en capacité de contenir des années de prises de vues. Mais qu’en est-il des archives argentiques antérieures ? Des tirages de presse ? Et des publications ? Et des épreuves d’expositions, catalogues et autres cartons d’invitation ?

Autoportrait à l’essence « C », 1983 © Arnaud Baumann

D’où l’importance, pour peu que l’on ait de la considération pour son travail, de confier à des professionnels la tâche de stocker dans les meilleures conditions de conservation possible, tout ce qui mériterait de ne pas finir à la benne d’une déchetterie.
La Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie* est une institution ancienne (ex Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine). Elle a mis un certain temps à se faire accepter par la profession jusqu’à devenir l’un des lieux incontournables pour la conservation d’archives photographiques. Elle se voit désormais assaillie de demandes de photographes en fin de carrière, soucieux du risque d’effacement de leur travail.
Le Fort de Saint Cyr a beau représenter un vaste écrin protecteur, l’ampleur de la tâche pour collecter et indexer chaque fonds ne permet pas d’accueillir toutes les candidatures. Les sociétaires de l’agence Magnum, Jean Gaumy, Patrick Zachmann, Guy Le Querrec et Raymond Depardon, ont entamé un processus de donation. Ils rejoignent progressivement les collections déjà en place de Jacques Henri Lartigue, André Kertész, François Kollar, Willy Ronis, Daniel Boudinet, Denise Colomb, Michael Kenna, Roger Parry, René-Jacques, Marcel Bovis, Gladys, Francis Apesteguy, Willy Ronis, Michel Delluc et Jean Roubier. Quant à mes archives, elles côtoieront bientôt celles de Xavier Lambours. Compagnons de route à nos débuts, nous pourrons cohabiter longtemps après notre fin de parcours, dans ce que Xavier appelle avec humour, notre futur mausolée. Même mon Autoportrait à l’essence « C » trouvera à interroger les esprits. Oui, ce n’est ni un montage Photoshop, ni de l’IA. Seulement la manifestation de mon enthousiasme à franchir les obstacles… En 2024, cette torche vivante pourrait-elle passer pour la flamme olympique ? Je sais qu’elle dérange encore. Ne dit-on pas « Pour vivre heureux, vivons cachés » ? Mon adage serait plutôt « Pour vivre heureux, ne rien regretter ».
À l’exposition « À l’épreuve de la matière », vue à la BNF en janvier dernier, j’ai surpris une réflexion de visiteuse à son mari :
« Je ne comprends rien. À part ça, je regarde C’est très beau mais c’est quoi une métonymie sensuelle ? »

Arnaud Baumann 2024

*Auteurs photographes à la MPP :
https://mediatheque-patrimoine.culture.gouv.fr/collection/oeuvres-dauteurs#:~:text=Découvrez%20les%20œuvres%20des%20auteurs,la%20MPP%20conserve%20les%20photographies

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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