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Pour sa première carte blanche, notre invitée de la semaine, la photographe Lynn S.K., partage avec nous un témoignage issu de sa série À chaque fois, l’histoire te rattrape — une rencontre qui l’a particulièrement marquée. Cette série, que l’on pourra découvrir à partir du week-end prochain à Houlgate, dans le cadre de la 8ᵉ édition du festival Les Femmes s’exposent, explore la mémoire transgénérationnelle liée à la colonisation et à la guerre, plus de soixante ans après l’indépendance de l’Algérie.
Lynn y rencontre Messaoud et Karim à Orléans en 2022. Découvrez leur témoignage.

Je souhaite partager aujourd’hui l’un des témoignages qui composent la série “À chaque fois l’histoire te rattrape”, une rencontre qui m’a particulièrement touchée.
Depuis, tonton Messaoud (il ne s’agit pas de mon oncle ; “tonton” est une formule de respect couramment utilisée au Maghreb pour désigner un homme plus âgé), le père de Karim, nous a quittés.
Ça me touche donc profondément d’avoir pu recueillir un fragment de leur histoire.
Et bien sûr, leur histoire est aussi la nôtre — celle d’une France multiple, complexe, et trop souvent amnésique.

Messaoud & Karim, Orléans, 2022
Avec quelques interventions de : Nadia, la sœur de Karim et fille de Messaoud, ainsi que d’Abdel, beau-frère de Karim.

Un père et son fils assis dans un jardin, le père porte sur lui deux médailles, une française et une algérienne
© Lynn S.K.


Messaoud
:
Pour nous, les grands responsables du FLN, est-ce que ce n’est pas délicat de parler… J’ai été en prison ici, détenu politique. J’étais chef de secteur de la région : Orléans, Chartres, Blois, Tours, Bourges. Au pire des cas, c’est fini pour moi, j’ai 92 ans.

Karim
: Ne t’inquiète pas, elle fait ça pour que cela reste dans les archives de la BnF. Ton témoignage sera enregistré à vie, tu comprends ?

Messaoud
:
Mon fils, il y a des discussions qui ne se font pas comme ça. C’est trop délicat.
 Mais maintenant je vais vous dire…

Karim
: Voilà, on y est. Il va tout te raconter, tu vas voir, et ça va durer des heures !

Messaoud
: En Algérie, mon père avait des élevages de chèvres, mais quand j’allais promener le troupeau, un garde forestier m’arrêtait. Les territoires étaient les nôtres, c’étaient des terres algériennes. Malgré cela, ils nous mettaient des amendes et nous empêchaient d’y accéder. C’est pour ça que j’ai voulu aller en France. Sans ça, je n’y aurais jamais pensé.
En arrivant, je suis d’abord allé dans le Pas-de-Calais. J’ai travaillé dans le bâtiment. Un ami m’a proposé d’aller à Paris, mais moi je ne parlais ni français, ni arabe, uniquement le tamazight (le berbère). J’avais 18 ans, il fallait que je survive, et j’ai préféré saisir l’occasion d’aller en Allemagne, grâce à des amis chaouis. Je dois beaucoup à la solidarité chaouie.
Un jour, en Allemagne, quelqu’un m’a dit :
 « Viens avec nous, on est en train de faire la Révolution. »
 Mais qu’est-ce que j’y connaissais, à la Révolution ? Il fallait cotiser pour le drapeau de l’Algérie, mais je ne savais pas ce que c’était. Nous, dans le patelin des Aurès, on ne connaissait pas le drapeau algérien.
C’est là que tout a démarré. Les autorités ont compris qu’on faisait de la politique, et on a été expulsés. Je suis donc arrivé à Orléans, le 27 octobre 1954. À l’époque, personne ne parlait du FLN ni de l’Algérie, même s’il y avait déjà des fellaghas dans les montagnes… Les Français disaient que c’étaient des bandits, des voleurs, qu’il ne fallait surtout pas les aider.
Comme mes collègues avaient des enfants, c’est moi qui ai été désigné pour mener certaines actions. En 1958, j’avais déjà recruté 1 400 personnes qui avaient cotisé pour le FLN.
 1 400 personnes, madame !

Carte de recensement algérienne de membre du FLN
© Lynn S.K.

Karim
: Quand il s’est mis avec ma mère, qui avait la nationalité française, plein de gens lui ont dit : pourquoi tu t’es mis avec un chef du FLN ?

Nadia
: Parce que notre mère était fille de harkis.
 Fille de harkis, mariée avec un chef du FLN !

Messaoud
: J’ai fait un an de prison. Les derniers temps, il y avait deux personnes qui me surveillaient jour et nuit. J’ai fini à Saint-Maurice-l’Ardoise, avec 1 750 autres personnes qui combattaient pour la révolution algérienne. Et là-bas, Madame, il en est passé sur la tête de Monsieur Balah, si vous voyez ce que je veux dire…
Ensuite, j’ai été interné dans le camp du Larzac.

Nadia
: Il a été torturé, avec l’électricité. Je ne sais pas s’il voudra t’en parler…

Messaoud
:
Voilà comment ça s’est passé pour moi. Ensuite, il fallait que je fonde une famille, que j’aie une femme. Quand j’ai fait tout ça, j’étais encore célibataire.

Nadia
: Parle-lui d’octobre 61.

Messaoud
: En tant que chefs du FLN, on disait aux manifestants que, même si la police les frappait, il ne fallait surtout pas prendre le taxi — car les taxis les amèneraient au commissariat. Ce jour-là, 72 personnes ont été balancées à la Seine. Peut-être plus.

Karim
: Je crois qu’il ne t’a pas entendu, il est dur d’oreille. Est-ce que tu étais là en octobre 61 ?

Messaoud
: Oui, bien sûr. Mais il fallait que chacun se cache.

Karim
: Toi, tu t’es caché ?

Messaoud
: Je ne vais pas me cacher tout seul. Il y a l’équipe.

Karim
: Mais à Paris, en octobre 61, tu y étais ?

Messaoud
: Ils ont attrapé certains hommes de mon équipe.
 Papon, un âne aurait fait le travail mieux que lui. Tu peux regrouper les prisonniers politiques, mais balancer les gens à la Seine… Est-ce que c’est un truc de bonhomme de faire ça ?
 Ça ne devrait pas exister, des choses pareilles…
Ensuite j’ai travaillé, j’ai travaillé. J’ai eu une médaille de travail.

Un cadre avec l’inscription en arabe d’un certificat de remise de médaille du FLN
© Lynn S.K.

Abdel
: La voici. Et là, la médaille algérienne. D’un côté, il a la plus haute distinction algérienne — l’équivalent de la Légion d’honneur — et de l’autre, une médaille du travail qu’on donnait à tout salarié en fin de carrière.
 D’un côté, un simple ouvrier ; de l’autre, une sorte de Jean Moulin, d’une certaine façon, qui a œuvré en toute humilité.

Karim
: Mes parents sont issus du même village. Quand mon père était en France, il a aidé les gens du village à venir s’installer. Comme il était seul, il a voulu se marier. Au départ, ma mère ne voulait pas se marier avec lui — elle avait des visions sur quelqu’un d’autre ! Elle voulait quelqu’un qui ait une voiture. Mon père en avait une, mais il ne cochait pas toutes les cases : il avait fait partie du FLN.
Pourtant, le père de ma mère était dans la même optique que mon père : la guerre est finie, on passe à autre chose. Mais ils ont dû avoir peur du regard des autres.
Il y avait parfois des disputes dans les réunions de famille, par exemple avec le frère de ma mère. Mon père et lui s’aimaient beaucoup, mais ils étaient comme chien et chat dès qu’ils parlaient politique.

Abdel
: C’était passionné, on va dire… Et le lendemain, comme si de rien n’était, on remet une pièce dans le jukebox et ça reprend. Si mon beau-père a une idée en tête, même si 300 000 personnes sont devant lui à dire l’inverse, il ne bougera pas d’un iota. Il continuera à argumenter.
 C’était bien plus intéressant à voir que nos élus dans l’hémicycle.

Karim
: Au départ, je ne parlais pas de mon histoire. Je ne voulais pas parler de tout ça. Je voulais essayer de faire mon trou discrètement. Sauf qu’à chaque fois, l’histoire te rattrape.

Quand j’avais des conversations avec des Algériens ou des immigrés venus dans les années 80, je ne leur parlais pas de mon père. Je disais :
 « Ma mère est fille de harkis. »
 Et là, ils passaient pour des traîtres, bien sûr. À ce moment-là, je leur disais :
« Mon père était chef de secteur du FLN. »
 Je ne voulais pas leur dire tout de suite, pour voir leur réaction.

Moi, je suis au milieu. Je comprends le point de vue de mon père, et je comprends celui des autres. Certains harkis ont dû prendre une décision en trois ou quatre minutes, qui a ensuite influencé toute leur vie, et toute leur génération derrière.

Nous, aujourd’hui, on a du mal à choisir une machine à laver. Alors imagine ce que c’est, quand tu as des militaires français, leur arme pointée sur toi, qui te disent :
 « Alors, tu viens avec nous ou pas ? »
 Je caricature un peu, bien sûr.

J’ai des amis qui ont fini par changer d’avis et par comprendre, au fur et à mesure que j’expliquais cette histoire.

Mes parents m’ont toujours dit :
 « Les gens ne sont pas racistes. Il faut vivre avec eux. Il faut apprendre à vivre avec eux. »
 Donc toi, tu pars avec cet état d’esprit.

Sauf que quand tu commences à faire tes premières expériences, tu te dis qu’il y a un souci. Par exemple, pour avoir un appartement, on me dit que je ne corresponds pas aux critères, alors que j’y corresponds. Et quand je rappelle avec un nom français, on me propose une visite…
Forcément, tu commences tout doucement à te poser des questions.

Mon père nous disait toujours d’être ouverts, de se mélanger aux autres. Pourtant, s’il y en a un qui aurait pu avoir la haine, c’est lui. Après la guerre, je pense qu’il a voulu mettre tout ça de côté. Il s’est dit :
 « J’ai des enfants. Je n’oublie pas, mais c’est une partie de ma vie qui est derrière moi. »

Après tout, il aurait pu faire sa propagande, raconter ce qu’ils lui ont fait. Il a quand même eu des câbles électriques dans les doigts de pied, des coups de poing dans l’estomac — je t’ai envoyé les certificats médicaux. Mais il ne l’a jamais fait.

Il nous a toujours dit :
 « Il faut vivre avec tout le monde. »
 Et c’est ce qu’on essaye de transmettre à nos propres enfants.

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dim08jui(jui 8)10 h 00 minmar02sep(sep 2)18 h 00 min8ème édition Les Femmes s'exposent OrganisateurLes Femmes s'exposent

La Rédaction
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