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Rencontre avec Eric Degoutte, directeur du centre d’art les Tanneries

Temps de lecture estimé : 11mins

Ouvert en 2016 le centre d’art contemporain les Tanneries entièrement réhabilité à partir de la vocation industrielle du site se distingue par le parti pris d’y exposer l’art en train de se faire à travers des résidences de création et la possibilité offerte au public d’une proximité avec le geste et son potentiel de transformation. Pensé comme un atelier l’hiver, il ouvre l’été son parc de sculptures favorisant un autre type de déambulation et de réflexion parmi les oeuvres.

Eric Degoutte auparavant directeur du centre d’art les Eglises de Chelles, puis par intérim au Frac Centre à Orléans, a choisi d’incarner ce projet, il nous dit pourquoi.

9 lives : Autre échelle, autre territoire, autre site, les Tanneries représentent un nouveau défi après les églises de Chelles que vous avez dirigé, pourquoi y avoir répondu et à travers quel projet ?

Eric Degoutte : Les églises de Chelles furent révélatrice, pour beaucoup, de la capacité d’un site et de son équipe à poser singulièrement la présence d’artistes dans un rapport de réel dialogue.
Il me plait, malgré tout, de penser que ce lieu – sans aucune visibilité aujourd’hui… – a été un endroit traversé de lumière, habité de présences fortes, porteur de rencontres enrichissantes et de véritables expériences artistiques pour ses visiteurs autant que pour les artistes qui ont pu y travailler.

C’est cette riche expérience qui m’a motivé à me projeter à Amilly : parce que le site, son architecture et son histoire (celle de son passé industriel, celle des friches visités par les artistes), l’engagement de la ville et sa considération de l’enjeu d’éducation ou d’accompagnement pour tous dans la découverte de l’oeuvre contemporaine sont ici aussi une réalité à développer.

il y a là une continuité projetée dans un contexte amillois et régional qui amplifie largement ces dynamiques : car l’exceptionnalité des tanneries tient à cette « démesure habitée » du bâtiment ( 3000 m2 tout de même, un parc de 4 hectares) et du territoire dans lequel il se situe : local – car c’est une terre d’installation d’artistes depuis longtemps – et régional par le réseau des structures d’art contemporain qui le qualifie (CCC OD, Transpalette, Frac Centre Val de Loire, Domaine de Chaumont, Atelier Calder, et ses 2 écoles d’art de Bourges et d’Orléans) elles aussi depuis longtemps .

La physionomie du lieu – celle du plateau, de la plateforme – oriente évidement le projet développé pour les tanneries : elle invite à l’expérience de ses espaces (création d’oeuvres spécifiquement pensées pour le site) et de cette démesure habitée. Pour les artistes, les logiques de travail n’y sont plus celles de l’intime de l’atelier. L’enjeu d’émergence que porte un projet fortement lié aux contextes de la création, aux économies de sa production, se manifeste alors là pour tous, qu’il s’agisse de jeunes artistes autant qu’artistes établis.

Le projet des tanneries travaille donc à donner à voir la création dans cette dualité que je recherche pour parler du contemporain : à la fois l’actuel, l’inédit et l’émergent et la continuité, la permanence, l’épreuve rejouée, le geste mis au travail dans le temps.
Cette réalité s’impose aussi pour le regardeur qui peut construire son regard dans la durée des « mises en œuvre » que génère le centre d’art (résidence artistique ou résidence d’auteur ; expositions et événementiels ; découverte de nouvelles expressions (jeune artiste) ou suivi d’un geste artistique marqué par la durée d’un engagement; etc.). Et non pas seulement dans la considération objectale du geste accompli disposé dans l’espace blanc ou sur une cimaise.

9 lives : Plusieurs espaces d’exposition cohabitent aux Tanneries offrant aux artistes de multiples réponses possibles, est ce une contrainte ou une chance selon vous ?

ED : C’est le cadre même d’expression du projet, ce panachage de contrainte et d’invitation qui qualifie ce lieu forcément de « caractère ».
Il crée la nécessité d’un dialogue car il n’est pas possible de ne pas le considérer.
La multiplicité des espaces vient donc en écho aux multiples formes du contemporain en art. Que ce soit dans ce qui constitue les oeuvres et leurs médium, que ce soit dans ce qui qualifie leur diffusion (commissariat, projet spécifique ou in situ, intérieur/extérieur, dispositif scénographique).
L’adaptation à ces espaces ( il faut s’y « coller » tout de même) discute avec l’incitation à s’y voir spontanément (l’émerveillement est une réalité aux tanneries).
L’hospitalité des tanneries est grande et singulière à la fois.

Au poids de ces physionomies d’espaces s’ajoute la singularité du fonctionnement de chacun d’eux : fonctionnement saisonnier pour la Grande Halle du RDC qui n’est pas domestiquée et qui s’offre en fonction des saisons, de leur température, de leur lumière ; fonctionnement plus journalier – mais parfois presque jusque dans l’instant – pour la verrière qui peut, au gré de la météo, modifier complètement les sensations et la perception de ce qui s’y trouve ou de ce qui s’y aperçoit (les extérieurs, le parc de sculpture) ; fonctionnement enfin lissé et constant de la galerie haute, qui par son dispositif de conservation préventive, suspend quelque peu le temps et rend habitables et feutrés, tout au long de l’année et des journées, ses espaces.

Cela donne une variété de forme, de registre de mise en oeuvre assez fascinante. C’est un plaisir, c’est sûr.

9 lives : Parlez nous de votre choix d’inviter Léa Bismuth pour ce premier commissariat et comment vous avez cheminé ensemble ?

ED : Le projet des tanneries fait la part belle aux passages, aux croisements et aux rencontres. Cette plateforme de création invite à la venue d’artistes, mais aussi de commissaires et de « penseurs » de l’art. Il est ainsi prévu qu’annuellement le centre d’art invite un(e) commissaire. Léa fut donc la première.

Ce choix est lié à son parcours dans le champ de la création contemporaine et son positionnement quant à l’implication du récit, de la mise en récit dans ce travail, cette recherche de forme de visibilité qu’est celle du commissariat. Dans cette « construction » à la fois sensible et cognitive par laquelle la question de ce qui se donne comme langage – et son objet – peuvent se déterminer. Et former « histoire ».

Cette « pré-disposition » s’est affirmée pour moi au moment de la construction de la saison inaugurale qui relève de la direction artistique que j’assume.
La proposition de Léa Bismuth dialogue de fait, dans ce cadre, avec l’exposition d’ouverture (Histoire des formes) comme avec la présence de Wesley Meuris et ses Scènes of engagements.
Ces 3 premières expositions viennent habiter, donner corps autant que questionner l’enjeu de visibilité que porte la réalité de l’oeuvre, comme le fonctionnement et la programmation d’un centre d’art.

A cette donnée est venue s’ajouter la propre perception du site par Léa, dans le temps de sa découverte de la grande verrière et d’une projection quasi immédiate autour de ces mondes projetés – de l’utopie aux cieux qui matérialisent l’Eternité pas les astres – qui étaient à ce moment-là, dans ce temps-là, l’une de ses préoccupations.

Nous avons échangé, discuté du principe curatorial, envisagé la présence des artistes, puis de leurs oeuvres.
Par touches. Par moment.
Nous avions l’un et l’autre à cheminer indépendamment et aussi – c’est une forme de réalité – à accompagner d’autres projets sur la période.

La scénographie, le déroulement de l’exposition (notamment incluant un temps de rencontres, de conférence et de performance le 24 juin prochain), les moyens techniques ont été aussi des sujets récurrents.

9 lives : Sur quels critères s’est articulée votre proposition dans la Grande Halle avec l’artiste belge Wesley Meuris invité en résidence dans les ateliers des Tanneries et comment jugez-vous le résultat ?

ED : Pour toutes les raisons jusque-là évoquées, l’invitation faite à Wesley Meuris a permis de confirmer ces approches du principe de visibilité interrogée – de part la situation de résidence – dans le temps même de sa mise en oeuvre et tout au long de ce qui sera sa durée de perception (l’exposition se terminera le 26 novembre prochain).

Wesley Meuris scrute, analyse, investie le registre des mises en espaces du regard et à travers lui ce que cela produit : découverte, savoir, connaissance, langage, forme d’usage et forme de vie.
Ceci de l’espace public à l’espace de l’oeuvre. Son périmètre d’action va de l’atelier, au mobilier et à la salle d’exposition, à la scénographie et à la muséographie mais aussi dans le lien au langage – certains diraient discours – de l’art, à la communication, à l’édition. Il inclue même des dispositifs d’usage (fondation, agence) qui nous parlent de ces visibilités par lesquels peut se percevoir et se penser le fait et le faire contemporain en art.
Il s’appuie pour cela sur un jeu établi entre réel et fiction.

Le résultat est à la hauteur de la rencontre entre l’intention de l’artiste et la démesure habitée des tanneries : une relecture fine des espaces, des matières, des lumières, des mobilités permises, des parcours et des cheminements redéfinis au sein du « display » qu’il met en place. Les modules qui le constituent, avec la grande tribune, les murs de poster mettent en jeu l’histoire du lieu (production, transformation, aperçu sur les « fosses » de trempage des peaux…), sa physionomie et son architecture d’antre géante ouverte sur l’extérieur. Mais aussi son devenir, cette nouvelle identité de lieu d’art qui opère désormais.
Investissant les formes langagières liées à ces nouvelles modalités d’usage, il nous renvoie à ce qui correspond aux cadres d’expériences par lesquelles chacun se détermine, construit son regard, sa relation au monde et donc aussi au monde de l’art et ses constituants (jusqu’à ce qui fait « oeuvre »).

Le centre d’art est à considérer comme un cadre d’expérience par lequel, perception, sensation, cognition, langage s’organisent et s’articulent.
Wesley Meuris nous en donne une… formulation.

9 lives : Les Tanneries c’est aussi un parc de sculptures sur 4 hectares, quel dialogue souhaitez vous y instaurer avec l’architecture du lieu ou autres problématiques ?

ED : Presqu’île#1 est une première formulation aussi.
Elle fut l’engagement à mettre en situation des oeuvres avec les espaces extérieurs du centre d’art.
Chaque mouvement d’oeuvre (arrivée, départ) itérera une variation de cet état de présence.
Ainsi l’arrivée récente sur le parvis du Frère de Dieu de Erik Dietman ouvre-t-elle désormais à Presqu’île #2.

Le contexte du parc étire les espaces et aussi le temps.
Les présences des oeuvres y sont plus longues que celles oeuvres exposées en intérieur. `
Ces présences dialoguent en effet avec l’architecture du lieu, mais aussi avec l’environnement naturel (inscrit entre les 2 bras de la rivière, à la limite d’une zone naturelle et préservée) et les formes d’usage qui peuvent s’y générer (une promenade et la relation au paysage qui s’opère ; un déjeuner sur l’herbe et sa sieste bienveillante ; des jeux en famille, entre amis ; des lectures tranquilles…).
Le tout fort de sensations diverses (luminosité, sonorité d’une nature immédiate, présence des oeuvres (du parc, mais aussi celle qu’on lit…) et de souvenirs précis.
Les oeuvres d’art, qui s‘y inscrivent, le sont et le seront pour participer de tout cela.

Elles s’inscrivent ainsi dans une réalité de vie qu’est celle du site, du centre d’art.
Dans un foisonnement qui nous invite à nous penser dans notre relation à l’oeuvre en tout lieu.

INFOS PRATIQUES :
• L’Eternité par les astres
Commissariat : Léa Bismuth
Jusqu’au 27 août 2017
• Scènes of engagements
Jusqu’au 26 novembre 2017
Parc de sculptures : Presqu’île #1
Les Tanneries
234 rue des Ponts
45200 Amilly
http://www.lestanneries.fr/

Venir aux Tanneries :
Par le train
Ligne régionale Paris – Montargis au départ
de la Gare de Lyon (arrêt gare de Montargis).
Par la route
Depuis Paris, A6 direction Lyon, puis A77.
Montargis, sortie D943 Amilly Centre.

Poursuivre votre visite :
L’art contemporain en Région Centre Val de Loire : Frac Centre les Turbulences (Orléans), Domaine de Chaumont sur Loire, Centre d’art contemporain Transpalette à Bourges, Centre de création contemporaine Olivier Debré CCCOD à Tours…

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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