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Rencontre avec Chantal Colleu-Dumond, Directrice du Domaine et du Festival International des Jardins de Chaumont-sur-Loire

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Alors qu’Agnès Varda était dans tous les esprits en cette inauguration de la 11ème Saison d’art de Chaumont-sur-Loire, Chantal Colleu-Dumond à l’origine de cette formidable invitation, est revenue sur l’aventure qu’elle mène en ce lieu unique qui s’inscrit cette année dans la prestigieuse programmation des 500 ans de Renaissance en Val de Loire en hommage à Léonard de Vinci.

Les temps forts de la Saison d’art 2019 : elle réunit 12 artistes parmi lesquels figure Agnès Varda, dont la mort, le jour même de l’inauguration, a provoqué une vive émotion lors du vernissage.

Dans cette programmation, trois artistes peuvent être  considérés  comme des figures tutélaires de l’art.
Tout d’abord, Agnès Varda qui, à l’occasion de sa visite à Chaumont-sur-Loire, il y a trois ans, avait beaucoup apprécié la poésie et la fantaisie du lieu, qui faisait écho avec son imaginaire. Elle est revenue, l’été dernier, me proposer la création de plusieurs œuvres pour le Domaine. Et c’est ainsi que nous avons d’une part, « La Serre du Bonheur » une cabane où poussent des tournesols, réalisée à partir des pellicules de la copie intégrale de son film « Le Bonheur » de 1964. D’autre part, elle a eu l’idée de créer une série photographique avec des mains reliées d’êtres qui s’aiment, hommes et femmes, célèbres ou non, encadrés d’éléments végétaux et de pommes de terre, ses motifs favoris, comme cela avait été le cas pour sa création de la Biennale de Venise avec « Patatutopia », des patates en forme de cœur. Elle a enfin souhaité que son chat Nini, auquel elle était très attachée, soit présent sous forme d’une sculpture de bronze perchée sur un grand arbre. Cet ensemble d’œuvres donne sur une cour qui ressemble étrangement au jardin de la rue Daguerre. Sa disparition le jour de l’inauguration a provoqué une émotion très forte. C’était une femme vraiment extraordinaire, et l’on voit à quel point le public est sensible à cette forme de présence.
El Anatsui, artiste né au Ghana qui vit au Nigéria, a réalisé une troisième œuvre pour Chaumont-sur-Loire après la création assez spectaculaire « XiXe », dans la galerie du Fenil, réalisée à partir du recyclage d’étiquettes de bouteilles de gin qu’il a transformées en tapisserie d’or et d’argent, et celle du parc, « Ugwu », à la fois peinte et composée de rondins et de déchets choisis en fonction de leur couleur. Cette fois, il a utilise des barques de Loire, des gabarres choisies par ses soins lors d’une promenade que nous avions faite sur les bords du fleuve, et qui, levées, symbolisent tous les humiliés du monde entier, car ces embarcations, qui favorisent le transport des idées, matières et des hommes sont le plus souvent oubliées après avoir servi. je suis heureuse d’accueillir trois œuvres de cet immense artiste, Lion d’Or de la Biennale de Venise, Praemium Imperiale, qui entretient une relation privilégiée avec Chaumont-sur-Loire au point qu’il aime venir y créer régulièrement. Il n’y a certainement pas beaucoup d’autres lieux en France et en Europe qui ont autant de créations de ce très grand artiste !
Nous exposons aussi cette année l’artiste d’origine chinoise installé en France, de longue date, Gao Xingjian, avec une série de paysages, entre figuration et abstraction, réel et imaginaire, des encres sur papier ou sur toile, et des films, dont «Le Deuil de la beauté », réalisé dans son studio à Paris avec des comédiens et danseurs. Il a reçu le Prix Nobel de littérature en 2000, une dimension littéraire que nous évoquons à travers une vitrine rassemblant l’ensemble de ses livres et leur traduction en 40 langues pour certains. Nous montrons aussi, et c’est une première, des photographies qu’il avait réalisées lors de son long voyage à travers la Chine, de magnifiques images de montagnes, rivières, cascades, qui nous replongent dans l’atmosphère de son célèbre roman « La Montagne de l’âme ».
J’ai souhaité, en plus de ces figures tutélaires, inviter des artistes « quarantenaires », nés dans les années 1970
Stéphane Thidet, qui joue magnifiquement avec l’eau, la lumière, la nature de façon générale, a créé deux œuvres d’une grande poésie : « Les pierres qui pleurent » dont les larmes s’égouttent sur un tapis d’argile rouge, suggérant un tableau évolutif et aléatoire au fil de la saison, touchent beaucoup les visiteurs, tandis que « There is no Darkness (Il n’est pas d’obscurité) » consiste en une lampe qui se déplace à la surface d’un bassin de lentilles d’eau, moment hypnotique d’une sorte d’écriture imaginaire et fascinante.
Vincent Mauger a également réalisé deux œuvres assez différentes, l’une avec de la pierre, l’autre avec du bois. Des pierres rondes ont été posées sur le pédiluve, pièce d’eau de l’ancienne ferme idéale de la Princesse de Broglie, suscitant un effet miroir. Ces pierres sculptées et scarifiées, génèrent « La dérive des repères ». Il a aussi conçu une énorme sculpture sphérique, « Géométrie discursive », avec ce qui ressemble à des crayons géants, posée dans un endroit stratégique du Parc Historique, entre les Ecuries et le Château, comme une invitation lancée aux visiteurs.
Autre artiste de cette génération, Janaina Mello Landini a créé avec des cordes et des fils une forêt immersive et immaculée pour l’Asinerie, suggérant un effet d’infini à l’image de la forêt amazonienne aujourd’hui menacée.
Cornelia Konrads, qui était déjà intervenue à Chaumont-sur-Loire avec « Passage », une porte emblématique du travail que nous réalisons en extérieur, restaurée pour l’occasion, a créé une œuvre étonnante, « Rupture », jouant avec des briques dans les Ecuries, qui se soulèvent sous l’effet du végétal, comme si la nature reprenait le pouvoir ! Une œuvre spectaculaire et un peu inquiétante.
Nous avons aussi des artistes dits de la matière. Ma Desheng, artiste chinois qui joue soit avec la pierre, soit avec le bronze, crée des œuvres très inspirées de la philosophie taoïste, des sculptures que j’ai placées à l’entrée du Domaine, ces figures de bronze étant un catalyseur qui transcende la nature humaine.
Luzia Simons dont j’ai déjà montré les scannogrammes grand format, a changé de support pour une tapisserie, qui célèbre l’exubérance du végétal à travers un grand nombre de fils et de couleurs différentes, tissée en Belgique. Nous l’avons installée dans le Château en dialogue avec les tapisseries de la Renaissance de notre collection. J’aime mêler dans le Château des œuvres contemporaines avec le mobilier ancien. C’est d’ailleurs dans ce cadre que j’ai invité Christian Renonciat qui fait « parler le bois » et laisse des traces subtiles sur un certain nombre de meubles dans le Château, les Ecuries et l’Asinerie. Je présente également dans le vestibule du Château une œuvre délicate de Marc Couturier en biscuit de Limoges et porcelaine de Sèvres. Dans le cellier, enfin, se dressent les « Portes » de Côme Mosta-Heirt, une pyramide de bois et d’altuglas de quinze nuances de vert différentes.

« Appel pour une nouvelle Renaissance », titre de l’exposition de l’artiste Gao Xingjian, fait le lien avec la célébration des 500 ans de la mort de Léonard de Vinci en Centre-Val de Loire, en quoi est-ce important de vous inscrire dans ce vaste projet ?

Nous sommes très heureux de cette célébration des 500 ans de la Renaissance. Gao Xingjian, très sensible à cette nécessité de retour aux valeurs de l’humanisme et de la Renaissance face à la marchandisation croissante de la société et de l’art, a souhaité que son exposition porte le titre « Appel pour une nouvelle Renaissance ». Cela avait donc du sens au regard des valeurs qui nous animent à Chaumont-sur-Loire, de nous inscrire dans ce mouvement de célébration de Léonard de Vinci mais aussi de Catherine de Médicis, ancienne propriétaire du Château, née précisément l’année de la mort de Da Vinci.

Vous avez fêté 10 ans d’art à Chaumont-sur-Loire en 2018 et pu mesurer le bilan de votre action, que reste t-il à accomplir d’après vous ?

Chaumont-sur-Loire est une aventure particulière avec de nombreuses créations et expositions, et un public de plus en plus nombreux (530 000 visites en 2018).
Je considère le Domaine comme un lieu d’une expérience globale entre le patrimoine, l’art, les jardins, mais aussi toutes nos activités liées à l’hospitalité et l’accueil. J’y suis très sensible. Nous travaillons sur un projet hôtelier qui serait dans l’esprit et la continuité de ce que nous proposons aujourd’hui. Une expérience qui se prolongerait la nuit. Cette expérience ressemble à une forme d’utopie, mais j’ai la chance d’avoir une équipe extraordinaire qui me suit et reste très inspirée, comme les artistes, par cet esprit si particulier de Chaumont-sur-Loire.

Autre volet de l’ADN de Chaumont-sur-Loire, l’édition 2019 du Festival International des Jardins sous le thème « Jardins de paradis », présidé par le Prince Amyn Aga Khan,  avec des nouveautés annoncées.

Nous avons d’une part les jardins issus du concours international, présidé cette année par le Prince Amyn Aga Khan, grand amateur d’art et de jardins, et d’autre part, des invités, les « cartes vertes », parmi lesquelles Bernard Lassus, à la fois paysagiste (prix Jellicoe, l’équivalent du Nobel dans le domaine du paysage), artiste et grand théoricien, célébré par le Centre Pompidou en 2017.
Nous avions déjà accueilli l’un de ses jardins l’année dernière. Cette année, il a souhaité nous confier deux jardins historiques, pour que Chaumont-sur-Loire devienne, en quelque sorte, le conservatoire de ses créations. Je suis très fière et heureuse que Chaumont-sur-Loire soit lié à cet artiste mondialement connu.
En termes de nouveautés : la création d’un jardin d’eau et d’un réseau de voûtes vertes (puisque nous vivons une période de réchauffement climatique, nos visiteurs pourront profiter de l’ombre) ; et la recréation d’une arche de roses anciennes.

Quel est le quotidien de la directrice du Domaine de Chaumont-sur-Loire ?

Mon quotidien est assez varié, ce lieu étant lié à des enjeux très différents. Il est fait de réunions avec mes collaborateurs et de beaucoup de travail sur le terrain. Pendant la saison, j’arpente le Domaine que je connais par cœur, pour voir les jardins qui sont en évolution constante, contrairement à une exposition qui, une fois accrochée, ne bouge plus. Il faut donc rester très vigilant. Nous avons de merveilleux jardiniers. Je me promène tous les soirs pour voir les défauts que les visiteurs, le mauvais temps ou le soleil ont pu générer, parce que nous tenons à une certaine forme de perfection.
J’ai également tout un travail d’écriture, de réflexion, de rencontres et d’échanges avec les artistes, pour l’année en cours et celle à venir. Nous avons environ 150 personnes qui ont travaillé dans les jardins et une douzaine d’artistes cette saison, avec leurs assistants…
Je vis sur place, me lève à 7h30 et me couche à 2h du matin tous les jours, avec assez peu de vacances. Mais c’est une vie assez exceptionnelle : être nourrie par ces conversations avec les artistes, cette contemplation de leurs œuvres, des jardins, du paysage… J’ai cette chance.

Quelles rencontres ont-elles été décisives dans votre parcours ?

Quelqu’un qui a beaucoup compté pour moi a été Pierre Verdier, mon professeur d’hypokhâgne à Tours, qui a su élargir l’horizon de beaucoup d’étudiants et les révéler à eux-mêmes. Nous évoquions dans nos cours de grec aussi bien le cinéma que la musique ou la littérature.
Jacques Rigaud a également joué pour moi un rôle important. Ancien président de RTL, il est surtout le fondateur du concept des Centres culturels de rencontre, des lieux de création dans des sites patrimoniaux remarquables sur l’ensemble du territoire, labélisés par le ministère de la Culture. Je pense que mon rêve de m’inscrire dans un lieu comme Chaumont-sur-Loire, qui est un lieu du passé où l’on mène une aventure contemporaine, remonte à cette rencontre avec lui à l’âge de 25 ans.
Une artiste qui m’a beaucoup marquée aussi est Pina Bausch, découverte quand j’étais très jeune. Ses créations entre la danse, le théâtre, les arts plastiques et la musique, ont été décisives. Mais il y eut aussi Ariane Mnouchkine, Antoine Vitez, Bob Wilson, Carolyn Carlson et beaucoup d’autres.
Je peux encore citer un artiste comme Paul Rebeyrolle que j’avais reçu à Rome, avec mon ami Gérard Rondeau, un personnage assez impressionnant.
Il y eut aussi de nombreux écrivains qui ont été des révélateurs, comme Stendhal, Flaubert, Marcel Proust et Julien Gracq.

INFORMATIONS PRATIQUES
Saison d’Art 2019
Jusqu’au 3 novembre
http://domaine-chaumont.fr/fr

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Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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