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A propos de La Joconde à l’époque de sa reproductibilité technique

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La Joconde est certainement le tableau le plus connu au monde ; il a été peint par Léonard de Vinci entre 1503 et 1506, il est exposé au musée du Louvre et suscite toujours un tel enthousiasme de la part des visiteurs qu’il est protégé en permanence par des gardiens de sécurité, par une vitre protectrice ainsi que par un cordon imposant une distance de sécurité de plusieurs mètres entre le visiteur et l’œuvre. Il est donc très difficile (voir impossible) d’espérer comprendre ou même apprécier, en allant au Louvre, au contact de l’œuvre, le mystère qui entoure ce trop fameux sourire.

En effet, nulle contemplation n’est possible parmi cette foule et ce n’est pas l’image que les visiteurs viennent découvrir mais plutôt son aura qu’ils viennent ressentir. Il suffit de voir la multitude d’appareils photos braqués sur le tableau pour comprendre que la principale raison de cet engouement est de pouvoir revendiquer le « j’y étais et je l’ai vu ».

Celles ou ceux qui voudraient chercher à percer les secrets que renferme ce portrait peint sur une planche de peuplier devront se passer de l’aura et se satisfaire d’une reproduction de bonne qualité sur écran ou sur papier et renoncer ainsi au « hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de l’œuvre d’art au lieu où elle se trouve. ».

Il y a exactement 100 ans, en 1919 année anniversaire des 400 ans de la mort de Léonard De Vinci, Marcel Duchamp avait déjà très bien compris que La Joconde n’était pas seulement ce chef d’œuvre du Louvre volé en 1911 puis retrouvé en Italie et raccroché aux cimaises du musée parisien en 1914, mais était devenu une véritable image populaire reproduite industriellement à des dizaines de milliers d’exemplaires. Il utilisa La Joconde comme il le fit d’un sèche bouteilles quelques années plus tôt. Il confectionna un ready made à partir d’une carte postale la reproduisant sur laquelle il ajouta au crayon une barbe et une moustache, ajouta sous l’image une légende mystérieuse composée de 5 lettres : L.H.O.O.Q.  (à lire à haute voix pour que le mystère soit levé) et la signa.

La Joconde est devenue un lieu commun. La reproduction, diffusée en masse, s’est substituée à l’original pour devenir aussi banal qu’un trousseau de clés comme l’a souligné Fernand Léger avec son tableau La Joconde aux clés (1930), et ce n’est pas pour l’admirer, mais plutôt pour s’assurer qu’elle existe vraiment et qu’elle ressemble à l’image fixée dans notre inconscient collectif que les foules se pressent au Louvre.

Pourtant le mystère de La Joconde est bien réel et le tableau propose à celui et celle qui veut bien l’observer dans ses détails, une subtile et poignante réflexion sur le temps qui passe. Ce tableau peint il y a plus de 5 siècles nous présente le portrait d’une jeune femme qui sourit, assise dans un fauteuil dans une loggia tournant le dos à un étrange paysage. Au niveau de son visage, le paysage de l’arrière plan n’est constitué que de rochers et d’eau, un lac perché sur un plateau à droite et une rivière à gauche. Etonnamment, les deux parties ne semblent pas correspondre du point de vue du relief et de la ligne d’horizon, par contre elles ont la même qualité chaotique ; il n’y a pas d’arbre, pas d’herbe seulement de l’eau et de la roche ; un paysage antérieur à l’apparition de la vie sur la terre. Par contre plus bas, au niveau des épaules et de la poitrine, apparaissent des signes de présence humaine : à droite un pont et à gauche ce qui ressemble à un chemin.
La relation entre la jeune femme et le paysage s’exprime de deux manières complémentaires : dans la partie supérieure où les deux fragments de paysage à gauche et à droite ne correspondent pas vraiment, les yeux et le sourire de la Joconde semblent fonctionner comme un subtil trait d’union et les réunir harmonieusement ; la relation paysage-visage se fait au niveau de la surface de la toile. Plus bas, c’est la perspective qui met en relation la jeune femme et le paysage : le chemin à gauche et le lit de la rivière qui passe sous le pont à droite semblent se diriger vers le lieu où est assise la Joconde auxquels répondent les plis de sa robe à droite et son décolleté à gauche.
Malgré la distance, la jeune femme s’inscrit harmonieusement dans ce lointain paysage : elle en fait partie.

La Joconde nous parle de la jeunesse, du bonheur, de la beauté et du temps qui passe … car pourquoi sourit-elle ? Parce qu’elle est belle, jeune et heureuse … Son mari a commandé ce portrait à Léonard de Vinci parce qu’il veut rendre hommage à sa femme qui lui a donné deux fils en bonne santé, la famille emménage dans une nouvelle maison et les affaires vont bien. Le peintre va alors, avec ce tableau, exprimer la vanité du bonheur éphémère en opposant au paysage montagneux et antédiluvien de l’arrière plan la beauté pleine de vie de cette jeune femme capturée dans l’instant d’un bonheur fugitif. Léonard ne livrera jamais l’œuvre à son commanditaire, il la conservera jusqu’à sa mort car il ne s’agit plus seulement du portrait de Lisa del Giocondo mais bien de l’expression la plus pure de cette quête qui obsède l’artiste ; exprimer au mieux en ce tout début du 16e siècle, par la peinture, l’illusion de la vie dans la fugacité de l’instant.

Il est sans doute regrettable que parmi les foules qui chaque jour, patiemment, cherchent à l’apercevoir accrochée dans son palais, très peu de gens savent pourquoi ils viennent voir La Joconde. En l’apercevant, ils ne comprendront pas plus les qualités particulières de l’œuvre mais ils auront cette satisfaction qui relève presque de la superstition d’avoir eu le privilège de ressentir le temps d’un instant l’aura qui émane de ce qui est devenu une icône païenne.

Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique

INFOS PRATIQUES :
Léonard de Vinci
Depuis le 24 octobre 2019
Musée du Louvre
Rue de Rivoli
75001 Paris
https://www.louvre.fr

Nicolas Baudouin
Nicolas Baudouin est né en 1960. D’origine canadienne il fait ses études d’arts visuels à l’Université d’Ottawa. Il s’installe ensuite à Paris (1986) grâce à une bourse offerte par le Ministère Français des Affaires étrangères et y fait des études d’esthétique à l’Université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne). Il pratique alors la peinture et expose son travail en France et au Canada. Il découvre ensuite l’image numérique (les débuts d’Internet, Photoshop, les réseaux sociaux…) et il s’engage alors dans une exploration des possibilités artistiques qu’offrent ces nouveaux champs esthétiques. Il est à la recherche d’une nouvelle image s’inscrivant dans un espace intermédiaire entre virtualité et réalité. Nicolas Baudouin vit et travaille à Paris, il enseigne l’histoire de l’art à l’Université Columbia, Global Center for Europe, à Paris. http://www.nicolasbaudouin.com

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