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Interview exclusif avec le photographe Gregory Crewdson

Temps de lecture estimé : 10mins

C’est en plein reconfinement que Gregory Crewdson dévoile à la galerie Templon et pour la première fois en Europe sa toute dernière série « An Eclipse of Moths », un ensemble de seize photographies panoramiques, fruit de plus de deux ans de travail. Un magnifique catalogue par Aperture accompagne l’opus. Il a accepté de répondre à mes questions depuis son studio sur cette Amérique en pleine crise politique et sanitaire dont il nous offre une vision à la fois amère et prophétique dans une possible rédemption.

Sa galeriste Anne-Claudie Coric, directrice de Templon revient quant à elle sur les défis multiples qui se posent de manière encore plus aigüe et les leçons du premier confinement.

« An Eclipse of Moths »  quel est le phénomène décrit par ce titre ?

Une éclipse de papillons de nuit est un terme réel pour un groupement de papillons de nuit, comme un «troupeau» d’oiseaux, ou un «troupeau» de bétail, ou un «meurtre» de corbeaux. Je trouve le terme évocateur et beau. On dit que les papillons de nuit utilisent la lune pour la navigation de nuit, et pour cette raison, les sources de lumière artificielle les confondent. Ils les perçoivent comme la lune, et c’est pourquoi ils sont attirés par eux, et tournent autour et autour. Ils sont confus, perdus, essayant de trouver leur chemin. Je vois que les chiffres sur ces images reflètent cela. Ils sont attirés par les lampadaires, en quête de sens et de direction.

Vues de l’exposition « An Eclipse of Moths » courtesy the artist/ Templon Paris-Bruxelles photo Nicolas Brasseur

Passage à l’impression jet d’encre pour un rendu proche du dessin, pouvez-vous nous en dire plus ?

Nous imprimons tout directement en studio sur un équipement Epson. J’adore la qualité du P20000, mais le papier est également très important pour moi. La façon dont le papier retient l’encre et l’image. Pour cette série, j’ai utilisé Epson Platine. En termes de similitude avec une peinture, peut-être que cela a quelque chose à voir avec la palette de couleurs de cette œuvre, ou le fait qu’il y a une mise au point absolue tout au long de l’image.

Choix du format de l’image, pourquoi panoramiques ?

Je savais que je voulais que ces images soient panoramiques, qu’elles capturent la qualité expansive du paysage, et que je voulais que les personnages paraissent petits dans leur environnement. Je savais aussi que je voudrais faire des tirages assez grands.

En quoi cet opus diverge de Cathedral of the Pines où la nature dominait ?

La cathédrale des Pins était en effet située au milieu de forêts et d’intérieurs isolés. Je savais que je voulais explorer un paysage plus urbain dans An Eclipse of Moths. Mais la nature est toujours très importante dans ce travail. Dans toutes les images, la nature persiste et offre un sentiment d’espoir et de rédemption dans et autour du sentiment de décomposition et de détérioration de l’architecture.

Vues de l’exposition « An Eclipse of Moths » courtesy the artist/ Templon Paris-Bruxelles photo Nicolas Brasseur

Pourquoi selon vous certains lieux prennent une place essentielle dans votre psyché ?

Je travaille essentiellement dans les mêmes régions générales de l’ouest du Massachusetts depuis plus de 25 ans maintenant. Je pense que ça remonte à mon enfance. Nous vivions à Park Slope, Brooklyn, mais avions une cabane dans l’ouest du Massachusetts où nous passions les week-ends et les étés. Nous allions dans les villes environnantes pour faire l’épicerie, voir des films, aller au restaurant. Le temps que j’ai passé dans la cabane était magique pour moi, et je pense que cela est lié aux raisons pour lesquelles je suis tombé amoureux des villes de cette région. Ils sont toujours liés à un sentiment d’émerveillement et de curiosité que j’avais quand j’étais jeune et que je passais du temps avec ma famille.

L’équipe de production a t-elle été importante pour cette série ?

Oui, nous avons utilisé une très grande équipe de production et avons pris les photos au cours de quelques mois.

Le catalogue chez Aperture : enjeux et format singulier

J’ai travaillé avec Lesley Martin chez Aperture. Nous voulions créer un livre qui se sentait très spécial et soutenait le format des images elles-mêmes. Les pages sont très grandes et le livre qui en résulte est sans aucun doute un objet unique et superbement conçu.

Vos images sont-elles politiques ?

Je ne fais pas de photos avec une intention politique. Le spectateur peut interpréter une signification politique, mais ce n’est pas ce à quoi je pense lorsque je formule le concept. Je suis intéressé à créer une situation et un moment narratifs magnifiques, ouverts et quelque peu mystérieux.

Trois questions à Anne-Claudie Coric, directrice Galerie Templon

Comment allez-vous faire face aux nouvelles mesures imposées et cette nouvelle exposition de Gregory CREWDSON qui vient d’ouvrir à la galerie ?

La leçon du premier confinement c’est qu’on ne peut pas « faire vivre » une exposition de façon virtuelle. On a besoin de vivre les expositions en personne.
Les viewings rooms sont certes formidables comme outil d’information.  La nôtre, développée avec Arteïa, a rencontré un grand succès pendant le confinement (https://viewingroom.templon.com) mais elles montrent leurs limites :  l’échelle, les couleurs, la relation à l’espace qui sont si importantes dans la perception d’une oeuvre d’art sont toute juste suggérées. Voir l’art à travers le web c’est comme les hommes du mythe de la caverne de Platon qui ne voient que des ombres du monde extérieur. Comment se décider à acheter une oeuvre à des dizaines de millier d’euros simplement sur écran ? La vente par écran interposé peut fonctionner quand ce sont des oeuvres qui ont déjà circulé, dont on peut se faire une idée, mais pour le premier marché, avec des oeuvres inédites qui sortent tout juste de l’atelier, c’est extrêmement difficile.

Quel en est l’impact sur votre programmation ?

Nous allons donc encore une fois chambouler notre programmation pour l’allonger au delà du confinement et tout faire pour que nos visiteurs, amateurs et collectionneurs, reviennent avec plaisir et confiance visiter nos expositions.
Dans un premier temps, il serait urgent qu’on soit autorisé à ouvrir sur RDV et j’espère que dès décembre nous pourrons ouvrir nos portes à tous.

Que vous inspire cette situation et pensez-vous que les galeries parisiennes sont prêtes et soutenues pour y faire face ?

Je regrette que le secteur culturel en général soit le grand oublié de ces mesures de confinement « stop and go ». Où est l’exception culturelle française ?
Pour nous les galeries parisiennes, la situation est compliquée.  Nous appartenons à la fois au secteur du commerce non alimentaire donc « non essentiel » et au secteur de la culture. Souvent dépendants de l’international, notre activité nous place également à la frontière du tourisme et de l’événementiel, des activités particulièrement sinistrées comme on le sait. Pour un secteur essentiellement composé de PME voire de TPE, c’est une fragilisation à des niveaux si multiples qu’il est difficile d’envisager des mesures de soutien toutes faites. Il faudrait déjà penser l’après et la relance de notre activité, comme par exemple  débloquer des fonds pour l’achat d’oeuvres d’art par les acteurs publics (musées, FRAC, CNAP) ou stimuler les acquisitions d’acteurs privés (mesures d’aide au mécénat d’entreprise renforcées).

INFORMATIONS PRATIQUES
« An Eclipse of Moths »
Gregory Crewdson
En attendant la réouverture : découvrir l’exposition virtuelle
Jusqu’au 23 janvier 2021
Galerie Templon
28 rue du Grenier Saint-Lazare
75003 Paris
Egalement : Jim Dine, A Day Longer
https://viewingroom.templon.com

sam07nov(nov 7)10 h 00 min2021sam23jan(jan 23)19 h 00 minAn Eclipse of MothsGregory CrewdsonGalerie Templon, 28, rue du Grenier Saint-Lazare 75003 Paris

Vues de l’exposition « An Eclipse of Moths » courtesy the artist/ Templon Paris-Bruxelles photo Nicolas Brasseur


English Version

Eclipse of Moths » : what is the phenomenon described by this title?

An Eclipse of Moths is an actual term for a grouping of moths, like a « flock » of birds, or a « herd » of cattle, or a « murder » of crows. I find the term evocative and beautiful. It is said that moths use the moon for navigation at night, and for this reason, artificial light sources confuse them. They perceive them to be the moon, and that is why they are drawn to them, and circle around and around. They are confused, lost, trying to find their way. I see the figures in these pictures as mirroring that. They are drawn to street lamps, searching for meaning and direction.

It seems like you have been using to inkjet printing which seems to make the rendering closer to the drawing, could you tell me more about it ?

We print everything right in the studio on Epson equipment. I love the quality of the P20000, but the paper is also very important to me. The way the paper holds the ink and the image. For this series I used Epson Platine. In terms of the similarity to a painting, perhaps that has something to do with the color palette in this work, or the fact that there is absolute focus throughout the picture.

Could you tell me more about the image format, why choosing such format? 

I knew I wanted these pictures to be panoramic, to capture the expansive quality of the landscape, and that I wanted the figures to seem small within their surroundings. I also knew I’d want to make the prints fairly large.

How does this new body of works differ from Cathedral of the Pines, where nature dominated?

Cathedral of the Pines was indeed set amidst forest and remote interiors. I knew I wanted to explore a more urban landscape in An Eclipse of Moths. But nature is still very important in this work. In all of the pictures, nature persists, and offers a sense of hope and redemption in and around the sense of decay and deterioration in the architecture.

Why, according to you, certain places in the world (those that you explore in your series, including New England) have marked you more than other places?

I have been working in essentially the same general areas in western Massachusetts for over 25 years now. I think it goes back to my childhood. We lived in Park Slope, Brooklyn, but had a cabin in western Massachusetts where we’d spend weekends and summers. We would go to the surrounding towns for groceries, to see movies, to go to restaurants. The time I spent at the cabin was magical to me, and I think that is connected to the reasons why I fell in love with the towns in this area. They are still tied to a sense of wonder and curiosity I had when I was young and spending time with my family.

Was the production team large for this series?

Yes, we used a very large production team, and shot the pictures over the course of a couple months. 

Could you tell us more about the work behind the Aperture Edition Catalogue? How did this project come out? Why such a singular format?

I worked with Lesley Martin at Aperture. We wanted to create a book that felt very special, and supported the format of the pictures themselves. The pages are very large, and the resulting book is definitely a unique, exquisitely-crafted object. 

Are your images political?

I don’t make pictures with any political intention. The viewer may interpret a political meaning, but it’s not what I’m thinking about when I’m formulating the concept. I am interested in creating a beautiful, open-ended and somewhat mysterious narrative situation and moment.

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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