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À la rentrée dernière, la commissaire d’exposition Audrey Hoareau succédait à Muriel Enjalran à la tête du CRP/Centre régional de la Photographie Hauts-de-France à Douchy-les-Mines. Nous avons rencontré la nouvelle directrice qui inaugurera sa toute première exposition en janvier 2022 avec « Tsavt Tanem », un travail sur les racines arméniennes de l’artiste photographe Camille Levêque. Une année importante pour le centre, puisqu’il célèbrera ses 40 ans d’existence. Cet entretien est donc pour nous l’occasion de recueillir ses premières impressions sur sa prise de fonction, et d’aborder également l’exposition « Tout doit disparaître » de la collection de Jean-Marie Donat, qui ouvre ses portes le week-end prochain au CENTQUATRE à Paris, un événement organisé en partenariat avec le CRP/.

Le Podcast de l’entretien :

9 Lives : À la rentrée dernière, tu as pris tes nouvelles fonctions de directrice du Centre régional de la Photographie, comment s’est passée ton arrivée à Douchy-les-Mines ?

Audrey Hoareau : Ma prise de fonction s’est très bien déroulée. Je dois en partie remercier l’équipe pour leur accueil. Nous sommes une équipe de 10 personnes, moi comprise. Ma première attention a été de rencontrer chaque personne de l’équipe, prendre ce temps et grâce à eux, tout s’est très bien passé. J’ai découvert ce lieu, que j’avais déjà visité auparavant, mais avec ses coulisses, comme la collection, l’artothèque, les projets en cours, j’ai exploré notre positionnement par rapport à ce territoire qui est complexe. J’ai également rencontré les partenaires, et commencé à envisager des partenaires potentiels…
J’ai surtout découvert une région effervescente sur le plan culturel et artistique dans toutes les disciplines. C’est une envie qui doit réellement être inscrite dans l’âme des gens du nord, parce qu’ils sont sympas ce n’est pas un mythe, mais en plus ils ont cette envie du travailler ensemble, de collaborer qui est particulièrement appréciable. En arrivant ici, j’ai tout de suite ressenti une solidarité impressionnante.

Portrait d’Audrey Hoareau © Stephen Dock

9 Lives : Quelle est ta mission en tant que directrice ?

A. H. : Je dois déterminer le projet artistique et culturel du lieu, évidement mon rôle est d’organiser les expositions in situ, dans notre galerie mais aussi hors-les-murs. Le pôle médiation est aussi très important, nous devons convenir d’un programme d’activités éducatives et culturelles en connexion avec les expositions que l’on présente.
Il faut donner une ligne directrice pour des projets à plus ou moins long terme. Je pense notamment à l’extension du lieu, puisque c’est un projet amorcé depuis plusieurs années et qui va se concrétiser.
Le gros enjeu, selon moi, c’est aussi la collection – cela est sans doute lié à mon expérience de 13 ans de gestion des collections au Musée Nicéphore Niépce – mais pour moi ce sont les trésors du CRP/. Cette collection compte plus de 9000 pièces, constituée depuis 40 ans, avec des écritures photographiques diverses qui font se côtoyer des grands noms de la photographie. Et cette collection, il faut la valoriser, la diffuser au maximum.
En 2022, le CRP/ célèbre ses 40 ans, et nous ouvrirons cette collection à travers une exposition présentée à travers plusieurs sites du territoire à l’automne prochain. Cette exposition sera composée de plusieurs chapitres que le visiteur pourra suivre à travers les différents lieux partenaires pour recomposer toute l’histoire de ce lieu, qui est incroyable. N’oublions pas qu’à l’origine, ce lieu était un photo club d’ouvriers, qui a eu une évolution absolument exceptionnelle à travers les années pour devenir un lieu de référence sur la photographie.

Garni, 2019 © Camille Lévêque

Areni, 2019 © Camille Lévêque

9 Lives : La première exposition présentée sous ta direction est celle de Camille Levêque. « Tsavt Tanem » rassemble les œuvres de l’artiste française autour de ses racines arméniennes. Peux-tu nous présenter ce projet ?

A. H. : « Tsavt Tanem » signifie, je prends ta douleur, c’est une expression très employée en Arménie que Camille a choisi d’utiliser pour titrer cette exposition. C’est un projet qui parle d’elle, de ses racines arméniennes par sa mère, et surtout de cette quête d’identité quand on a des origines ou une double culture, et c’est ce qui m’intéressait aussi. Pas tant de parler de l’Arménie, mais d’aller au-delà, pour entrer en résonance avec tout le monde. Car les questions identitaires de ce type nous concernent tous et pour elle, ça passe par la photographie. Elle rassemble des archives familiales, des documents extérieurs pour les mêler à ses propres photographies. Certaines ont été réalisées à Paris avec ses ami·es issu·es de la communauté arménienne avec qui elle réinvente les codes des costumes traditionnels. D’autres ont été faites en Arménie, pour confronter le fantasme d’un pays nourri par des récits familiaux qu’elle a du découvrir par elle-même, et c’est cet écart qui est vraiment le point d’orgue de l’exposition. Comment se confronte t-on à une image avec la réalité. Et comment la photographie aide à construire cela et à nous construire aussi.

Eva, Ivry-sur-Seine, 2019 © Camille Lévêque

© Camille Lévêque

9 Lives : Ce n’est pas une simple exposition de photographie, il y a des installations, l’utilisation d’images d’archives, comment abordez-vous l’accrochage de cette exposition ?

© Camille Lévêque

A. H. : On a une galerie de plus de 100m2 qui permet vraiment de donner une belle dimension à cette œuvre. Avec l’équipe on travaille en étroite relation avec Camille pour produire l’intégralité de cette série. Ce projet n’existe pas, il prend vie sous nos yeux en ce moment même. J’aime particulièrement cette phase là, où on détermine la forme. C’est ce qui donne corps au propos.
Le but d’un Centre d’art est de soutenir la création et ça passe par produire les œuvres.

9 Lives : Comment as-tu découvert le travail de Camille ? Pourquoi as-tu décidé de présenter cette exposition pour inaugurer ton installation ?

A. H. : Je suis Camille sur les réseaux sociaux et dans les médias depuis quelques temps, mais ma vraie rencontre date d’une lecture de portfolio organisée pendant le confinement par Les Filles de la Photo, je le signale parce qu’il y a des structures qui se donnent du mal pour créer des moments d’échange entre les professionnels du monde de la photographie et les artistes, et ces moments peuvent vraiment aboutir à des choses concrètes, c’est un exemple pour moi important à mentionner. J’ai ensuite voulu en savoir plus sur son travail.
C’est un choix mûrement réfléchi. Je dois dire que Camille était dans mon avant projet, avec son travail précédant car j’ignorai l’existence de celui-ci. Ensuite, les plans ont changé au fil de nos discussions pour intégrer cette nouvelle série. Présenter son travail était pour moi montrer que le CRP/ soutient la photographie et les arts visuels français, et ce type de projets, qui présente la photographie sous différentes formes, avec plusieurs médias, et aussi pour le fond, pour aborder ces questions identitaires et parce que j’avais envie d’un projet avec lequel on peut vraiment construire un programme d’activités pour le public.
L’action du CRP/ ne s’arrête d’ailleurs pas là, puisqu’on va la soutenir pour la publication d’un ouvrage sur son travail intitulé « In search of the father », qui est une enquête de 5 ans, sur la figure du père. C’est aussi notre responsabilité, d’aller dans le soutien global avec les artistes. Et ce sont des projets que nous souhaitons développer dans les années à venir…

9 Lives : Tu as dirigé le festival Circulation(s) en 2019 et en 2020, aujourd’hui tu reviens au CENTQUATRE dans le cadre d’une exposition intitulée « Tout doit disparaître », organisée en partenariat avec le CRP et qui met en avant la collection de photographies de Jean-Marie Donat. L’expo ouvre ses portes le 11 décembre, qu’allons-nous y découvrir ?

A. H. : On va découvrir une infime partie de la collection de Jean-Marie Donat qui est une collection de photographie vernaculaire, d’anonymes, de photos de familles et photos commerciales. C’est une photographie que l’on aurait envie de qualifier de sans valeur, et la porte d’entrée que l’on a choisie avec Jean-Marie, puisque son fonds est absolument colossal. On a eu envie de parler de la société de consommation d’où ce titre « Tout doit disparaître » et qui fait également référence à ce qu’est la photographie papier, à ces images qui auraient aussi pu disparaitre. Cette exposition va nous raconter comment notre société s’est construite sur la marchandise, sur des grandes marques… Et quel lien on entretient avec l’image photographique.
La particularité de cette collection est l’organisation par thématiques, parfois loufoques. Un exemple, il collectionne des photos de femmes posant avec des voitures, et d’autres avec des hommes cette fois-ci. On remarque que les femmes sont souvent lascivement allongées sur le capot des voitures, tandis que les hommes prennent des positions que Jean-Marie qualifient de « flamant rose », avec un pied au sol, et l’autre sur la calandre. Quand on voit cette succession d’images, cela devient un élément que l’on peut analyser et qui en dit long sur notre société. Nous ne sommes pas des sociologues, mais en présentant des corpus d’images organisées, on arrive à faire émerger certaines évidences.

L’exposition est accompagnée de textes, des petites capsules qui vont aider les visiteurs à rentrer dans les séries. Je salue d’ailleurs le travail de Léo de Boisgisson qui a fait un travail formidable d’écriture pour des textes sur la collection dans des ouvrages précédents et sur cette exposition, et qui nous donnent des points de lecture et de compréhension pour chacune des séries, sans jamais donner de leçon.
La particularité de Jean-Marie Donat et de cette exposition c’est d’aborder des choses graves par le prisme de l’humour. En voyant ces images on a parfois envie de rire, mais ça nous renvoie aussi une image de nous et de notre société difficile.

9 Lives : Une idée de la programmation à suivre au CRP/ après l’exposition de Camille Levêque ?

A. H. : La programmation est fixée pour toute l’année 2022. Après Camille, on présentera une exposition collective qui réunira 4 artistes chinois émergents, qui présentent des travaux délicats. Moi je suis très admirative des photographes et des artistes chinois, qui ont encore l’énergie et l’envie de travailler sur des sujets sociétaux ou intimes malgré les difficultés politiques. Le CRP/ présentera ses travaux qui n’ont pas vraiment eu d’existence jusqu’alors. J’avais intitulé mon projet « Valeurs refuges », au départ je pensais aux artistes du territoire mais finalement je pense qu’on a une responsabilité plus large et plus globale. Accueillir ces travaux, c’est aussi parler de liberté d’expression.
Et à l’automne comme je l’ai dit précédemment, nous aurons cette importante exposition multisite qui mettra en avant la collection du CRP/

INFORMATIONS PRATIQUES

sam11déc(déc 11)14 h 00 min2022dim27fev(fev 27)19 h 00 minTout doit disparaitreCollection Jean-Marie Donat104 – CENTQUATRE Paris, 5 Rue Curial, 75019 Paris

sam15jan(jan 15)10 h 00 mindim24avr(avr 24)18 h 00 minTsavt TanemCamille Lévêque CRP/ Centre régional de la photographie Hauts-de-France, Place des Nations 59282 Douchy-les-Mines

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Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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