La Ferme du Buisson, Interview Thomas Conchou : Des spectres de Noisiel à l’indicible contemporain -Tactical Specters

A la différence du fantôme, le spectre revient nous hanter avec insistance pour nous forcer à l’action, comme un impensé qui demande réparation. Perturbant une conception linéaire du temps, il soulève traumas personnels et collectifs. Autant de brèches et de nouvelles temporalités qui rejoignent le projet développé par Thomas Conchou, directeur du Centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson autour de la notion de chronopolitiques, le lieu étant imprégné des spectres de son histoire industrielle et coloniale autour des Menier, les « Barons du cacao », administrateurs de plantations au Nicaragua.

Avec l’exposition Tactical Specters, il s’agit d’interroger notamment la résurgence contemporaine des spectres, la fascination qu’ils inspirent et la façon dont les artistes les convoquent à des fins métaphoriques ou politiques. Parmi les autres initiatives curatoriales qui ont inspiré Thomas, l’exposition Itinéraire fantôme au CAPC dont l’un des artiste, Joshua Leon, se retrouve dans le parcours. Le prochain défi que se fixe le directeur est de montrer les archives des campagnes ethno-anthropologiques des Menier une fois celles-ci intégrées aux collections de la ville de Noisiel.

Marie de la Fresnaye. Que nous dit la figure du spectre ?

Thomas Conchou. La figure du spectre dans son intempestivité, insiste sur ce qui doit faire justice et demande réparation. Il permet de repenser les rythmes et imaginaires sociaux à des échelles individuelles et collectives. De plus à Noisiel il hante physiquement ce lieu, ce dont témoignent un certain nombre d’œuvres qui renvoient à l’histoire industrielle, ouvrière et coloniale de la Ferme liée aux usines Meunier installées dans les années 1870 en contrefort de la Marne dans le vieux Noiseil. La Ferme servait à nourrir la communauté ouvrière des usines Menier. Surnommés les Barons du cacao, les Menier produisent alors 80% du chocolat comestible en Europe, se tournant d’abord des poudres médicinales pour aller vers le chocolat en installant leurs plantations au Nicaragua dont ils sont administrateurs plénipotentiaires. Cette dynastie va avoir sur plusieurs générations une influence politique locale et nationale. L’exposition est placée sur les traces du poète anglais Sean Bonney qui revendique une subjectivité à rebours d’un temps figé et de la philosophe Vinciane Despret.

Anouk Maugein et Lorraine de Sagazan, Nature morte, 2025, production Ferme du Buisson avec le soutien de ¡Viva Villa!, courtesy des artistes, vue de l’exposition Tactical Specters, © photo Émile Ouroumov

MdF. Quel est le contexte de l’exposition ?

ThC. Je travaille à la fois comme commissaire et comme médiateur depuis 2018 pour le programme des Nouveaux commanditaires qui permet à des groupes de citoyen.ennes de générer des commandes d’œuvres d’art dans un but d’intérêt général. Beaucoup de ces commandes ont un lien avec la sécularisation de la société autour de la mémoire des défunt.es. Vinciane Despret a d’ailleurs écrit un livre sur le sujet intitulé « Les morts à l’œuvre » autour de la place des défunt.es dans nos vies, soulignant le lien entre ces commandes citoyennes et cette mémoire des disparu.es. Elle pose comme hypothèse que la sécularisation de la société a entrainé une sorte de raréfaction des moments rituels, de la façon de faire travailler et perdurer la mémoire. Cela rejoint de plus un contexte d’atomisation de l’individu. J’ai accompagné une commande autour du décès d’une professeure de Paris 8, Véronique Delannay que je n’ai jamais connu et un groupe de deuil avec les artistes Hélène Deléan et Clément Caignart qui opèrent en duo sous le nom du collectif Irma Name. Nous avons travaillé 3 ans autour de ce projet à la mémoire de Véronique et produit le film Rois d’Asile en collaboration avec des étudiant·es de Paris 8 et montré à la Ferme du Buisson en 2023 dans le cadre de l’exposition « Quotidien communs ».

MdF. Parmi d’autres projets autour de la spectralité en quoi l’exposition du CAPC, Itinéraires fantômes sous le commissariat de Marion Vasseur Raluy et Ana Iwataki vous a-t-elle inspiré ?

ThC. Je précise d’ailleurs que Marion vient de prendre la direction du CAC Brétigny, je me réjouis de la savoir en Ile de France. Nous savions avec Marion que nous allions développer des projets assez similaires dans les mêmes périodes aussi nous avons noué des échanges notamment lors d’une table ronde ici en amont de l’ouverture de l’exposition avec également les commissaires Margaux Bonopera et Jean-Baptiste Carobolante à l’origine d’un cycle à la Maison Populaire autour de leurs recherches sur l’image spectrale.

Nils Alix-Tabeling, Les Amants de la tourbière; Weerdinge menet Chairs et dentelles, 2025, production Ferme du Buisson, Untitled (chairs) et Conversations From Prison, 2023, production Dortmunder Kunstverein et Le Parvis Scène Nationale Tarbes-Pyrénées, courtesy de l’artiste et Piktogram –Varsovie, vue de l’exposition Tactical Specters, © photo Émile Ouroumov

MdF. Cette exposition s’inscrit dans un projet de la Ferme du Buisson autour d’une vision politique du temps : comment cela s’articule ?

ThC. Cette exposition s’inscrit dans une suite de projets que nous menons autour de questions du temps, le spectre en tant que présence intempestive étant selon moi, l’une des manières dont le passé se mobilise dans le présent. Un phénomène en écho aujourd’hui à la démarche d’un certain nombre d’artistes et de chercheurs qui essaient de complexifier ce que l’on appelle le temps téléologique : la flèche du temps, le temps comme progrès pour aller vers une conception plus cyclique de l’histoire ou de la temporalité. Autour, par exemple, de phénomène de vagues ou de retours, que l’on pourrait qualifier actuellement de conservatrices ou réactionnaires.

Les chronopolitiques rejoignent cet axe de recherche des politiques du temps à travers notamment notre plateforme éditoriale en ligne, ce qui en termes de budget est plus envisageable que des publications. Par exemple dans le cadre de cette exposition nous avons traduit un article d’Andrea Brady théoricienne de la poésie sur le poète Sean Bonney qui m’a inspiré le titre de l’exposition.

Nous avons une histoire très riche ici qu’il est important d’adresser et qui rejoint nos missions en tant que structure culturelle du territoire. Une histoire qui s’est construite à Noisiel autour du passé industriel et ouvrier Menier, du capitalisme paternaliste. Un beau film en noir et blanc disponible sur Youtube raconte la vie de cette cité du chocolat avec son église, son école, sa maison de retraite… Cette histoire coloniale des Menier, administrateurs plénipotentiaires du Nicaragua a été moins mise en valeur. Ces notables deviennent des hommes politiques puissants. La 3èmegénération des Menier est l’une des plus grandes fortunes de France. Ce sont les Kardashian de leur époque, des ultras riches.

MdF. L’artiste Joshua Leon fait directement écho à cette histoire de chocolat à Noisiel.

ThC. Il était présent dans l’exposition du CAPC autour d’une œuvre en chocolat inspirée de ses recherches sur les marranes, une communauté juive ayant émigré au XVème siècle dans le sud-ouest de la France et convertis de force au catholicisme. J’ai tout de suite souhaité l’inclure dans l’exposition autour de cette histoire du commerce triangulaire à Bordeaux et du chocolat en Europe.

Chiara Fumai, I Did Not Say or Mean “Warning”, 2013
Dessin mural, éléments muséographiques et documentation vidéo d’une performance, 20 minCourtesy Chiara Fumai Archive, Exposition Tactical Specters, 15 mars – 13 juillet 2025 Centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson © photo Émile Ouroumov

MdF. Quels autres domaines pourraient être explorés selon vous à partir de cette figure du spectre ?

ThC. C’est la plus grande exposition collective que nous avons proposée et même s’il y avait plusieurs lignes de force possibles, à un moment il faut bien poser des limites, si l’on pense à l’espace d’exposition et au temps imparti. L’un des sous-sembles qui resterait à aborder est la question des spectres et de la technologie. Selon moi chaque moment de technologie apporte une nouvelle manière d’enregistrer les voix des défunt.es ce que l’on voit avec les machines nécrophoniques de Thomes Edisson et chez certains artistes dans l’exposition comme avec le répondeur de Chiara Fumai ou les oeuvres sonores d’Anne le Troter et de Nils Alix-Tabeling. D’autres artistes vont jusqu’à aspirer les profils en ligne des défunts et les coder dans des intelligences artificielles. Un chapitre à venir.

Hamedine Kane, Le Code Noir #1, 2025, production Ferme du Buisson avec le soutien de ¡Viva Villa!, courtesy de l’artiste et de la galerie Selebe Yoon –Dakar, vue de l’exposition Tactical Specters, © photo Émile Ouroumov

MdF. Nouveau projet autour des archives du passé colonialiste des Menier : prochaines étapes

ThC. Pour poursuivre autour de cette histoire du chocolat comme denrée coloniale et des chocolatiers à Noisiel j’attends que les archives des Menier soient intégrées aux collections de la ville. Pour refaire l’histoire, les usines sont d’abord vendues au groupe Perrier puis à Nestlé qui installe son siège France à Noisiel au moment de la fermeture des ateliers de production. C’est à présent la filiale immobilière de Bouygues, Linkcity, propriétaire qui a reçu comme condition de céder les archives à la ville de Noisiel. Une fois que ces collections seront attribuées à la ville, je compte les exposer au centre d’art au regard de pratiques contemporaines.

Les expéditions photographiques ethno-anthropologiques menées par les Menier au Nicaragua soulèveront un certain nombre de questions, il convient donc de contextualiser.

Jota Mombaça, Ghost 7 : French Historical Maladie, 2023, collection du Frac des Pays de la Loire, courtesy de l’artiste, vue de l’exposition Tactical Specters, Ferme du Buisson, 2025, © photo Émile Ouroumov

MdF. Penchons sur quelques œuvres marquantes comme l’installation de Jota Mombaça qui surplombe la 1ère salle : qu’est-ce qui se joue ?

ThC. Jota est une artiste brésilienne basée en Lisbonne et Berlin qui plonge des tissus dans des cours d’eau comme à Nantes lors d’une résidence au Frac des Pays de la Loire. Composées de textiles, de poussière et de boue qui impriment les mouvements de l’eau ces fragments textiles forment l’installation « Ghost 7 : French Historical Maladie ». Elle donne forme aux sédiments de violence coloniale dans ce port lié au commerce triangulaire. Comme des vestiges excavés. Lors d’une précédente résidence à la Rijksakademie, l’artisteavait coulé d’autres textiles dans les canaux d’Amsterdam. C’est une méthode qu’elle emploie pour parler d’extractivisme en général, des matières et des environnements.

Publik Universal Frxnd, A land of deeper shade, unpierced by human thought, 2024, courtesy de l’artiste, vue de l’exposition Tactical Specters, Ferme du Buisson, 2025, © photo Émile Ouroumov

MdF. Autre spectre qui nous accueille : les corneilles de l’artiste Publik Universal Frxnd

ThC. La figure de la corneille renvoie à un certain folklore européen avec cette figure de messager entre les mondes. C’est l’une des intentions de l’œuvre qui rejoint aussi toute l’histoire de l’artiste autour de ce livre de chants collectifs protestants de son enfance dont la particularité est l’auto-gestion. L’hymne chanté par ces voix qui ne sont pas des croassements est « Soon as from earth I go ». Les litanies ont toujours à voir avec la mémoire des ancêtres et l’inhumation des proches. Cette œuvre a été conçue à l’occasion de la mort de la meilleure amie de l’artiste.

MdF. Euridice Zaituna Kala et le combat des travailleur.euses en écho à Noisiel

ThC. C’est la première fois que l’artiste projette un film sur une installation, ce qui se démarque d’autres de ses expositions et ce qui rejoint notre mission en tant que structure de production. L’installation rejoue les formes du moulin Saulnier à la fondation des usines Menier. L’œuvre témoigne des luttes des Madgermans, des Mozambicains envoyés en Allemagne de l’Est dans les années 1980 comme main d’œuvre industrielle qui ne reçoivent pas à leur retour leur salaire. Ils manifestent depuis chaque semaine dans un parc de Maputo, la capitale. Un combat qui rejoint le passé ouvrier de Noisiel.

INFOS PRATIQUES :
Tactical Specters
Jusqu’au 13 juillet 2025
Centre d’art contemporain, La Ferme du Buisson
Allee De La Ferme
77186 Noisiel
https://www.lafermedubuisson.com/fr/tactical-specters
Entrée libre
Du mercredi au vendredi de 14h à 18h, samedi et dimanche de 14h à 19h30
Accès : RER A Noisiel

Liens
Plateforme de recherche du centre d’art
https://themastersclock.fr/en
M comme chocolat une histoire de la chocolaterie Menier