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Une 3ème édition réussie pour Chaumont-Photo-sur-Loire 1/3
Bae Bien-U et Juliette Agnel

Temps de lecture estimé : 12mins

La commissaire de Chaumont-Photo-sur-Loire, Chantal Colleu-Dumond, réunit pour cette troisième édition six photographes répartis en deux catégories : ceux qui prennent la Loire comme source d’inspiration majeure dans trois types de voyages, immobile et cinématographique avec l’artiste américain Jeffrey Blondes, photographique, plastique et formel avec Manolo Chrétien, photographique et animiste avec Henry Roy. Et ceux qui s’ouvrent sur d’autres voyages plus lointains, mais est-ce si sur, tant la permanence de leur écriture propre procède de la même énonciation curieuse et envoutante, là où se découvrent les pans du réel et s’approche la création. Ces Voyages en Corée, au Soudan, au Mexique, ne sont ils pas aussi un flux d’espace-temps dans un écoulement maitrisé du monde comme une pénétration de l’oeil ouvert sur cette photographie qui rend compte et qui énonce. Un même esprit s’empare du monde et fait voyage, c’est à dire raconte…c’est à dire discerne, s’éprend, met en images.

Pour ce premier volet, nous partons en Corée et au Soudan avec Bae Bien-U et Juliette Agnel.

Bae Bien-U, photographe coréen, présente Orums, dans une photographie faite de noirs et de blancs, essentielle, ascétique, où le noir des collines de l’ île coréenne évoque une géante. Baudelaire déclare dans le salon de 1859 “ « Dans la nature, dans l’art, je préfère, en supposant l’égalité de mérite, les grandes choses à toutes les autres, les grands paysages, les grandes femmes…., et, transformant comme tant d’autres, mes goûts en principes, je crois que la dimension n’est pas une considération sans importance aux yeux de la beauté. »

© Bae Bien U

Ceci n’est pas sans rapport avec l’île aux courbes féminines traitées en silhouettes quand la lumière sommeillante fait les contrastes sonores et calmes, immensité des solitudes où se réfracte le propre silence intérieur du photographe, écrits de lumière et d’ombre, jour et nuit, dans une poétique de l’épure et du dessin, afin que l’entièreté de son regard puisse engouffrer tout le paysage, tout de ses points de vue monumentaux. Un noir s’éprend de la terre, un blanc peint l’air, le ciel immense. Cette vision photographique se source ici en occident dans l’évocation du peintre du noir, Soulages, au cinéma chez Bergman, chez Kurosawa.

Le noir ne masque pas ici le paysage, bien qu’aucun détail ne puisse vraiment se lire, il devient couleur à part entière dans ce qu’il exprime la substance matérielle de la terre, de l’ile volcanique, dont la séduction ne peut plus être à ce moment que purement essentielle. L’ascétisme du photographe dans cette approche, traverse nettement les lignes, les courbes de l’île, vision où la nuit complice recouvre les espaces et les essentialise dans une étendue devenue sans limite, chemins ouverts à l’ascension puis à la conquête du ciel; un regard part de sa nuit dans l’éblouissement métaphysique du premier jour, s’adresse à la première lumière, celle plus transcendantale, plus mystique dont le soleil de minuit est enfant. Le voyage que propose Bae Bien-U est le voyage des origines, celui de la naissance du monde hors du Chaos et ce voyage de la transcendance par la matière découpe les formes sensuelles des collines sur le blanc de l’infini du jour, dans un geste qui accumule les références au cinéma et à la peinture.

Il situe de plus l’immanence de sa pratique photographique vers un retour à la sensualité du monde, des formes, du corps féminin, et tout cela est maintenant partie intégrante de sa photographie.

Cette épure formelle s’appuie sur un non-transfert de polarités, elle contient en soi un refus confirmé de ne pas exposer le négatif où les valeurs s’inverseraient, nuit noire, terre blanche; non, il convient d’affirmer l’immense voyage de la sensibilité qui s’individualise à ce moment, se réfugie dans le tirage comme une oeuvre au chant pictural et photographique pour saisir l’image native et secrète de cette grâce du premier jour et de son accomplissement, au sein de la création, attitude que partagent un Orient Zen et un Occident chrétien, dans la situation d’une genèse, l’une provenant du Non Agir, l’autre d’une apocalypse (sens étymologique, révélation), ou d’une épiphanie.

Ici l’ascétisme a permis de discerner cette nuit au delà de la nuit dans son étonnante blancheur, (il faut passer par l’inversion des polarités que propose la photographie argentique, sur film sensible pour obtenir un positif) ce visage rieur et sensible du Buddha, malicieux, faisant écho dans sa liberté à cet autre chat, démiurgique, du Maître et Marguerite…ou à celui pré-cité de la Géante. Le photographe reçoit ces vers baudelairiens qui s’imposent, comme un retour de la sensualité enchanteresse du monde, traduisant un désir inavoué…

Bae Bien U devant son tryptique. © Pascal Therme

“J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante
comme au pied d’une reine un chat voluptueux….
Parcourir à loisir ses magnifiques formes ;
Ramper sur le versant de ses genoux énormes,
Et parfois en été, quand les soleils malsains,
Lasse, la font s’étendre à travers la campagne,
Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins,
Comme un hameau paisible au pied d’une montagne”.
– La Géante, Les Fleurs du Mal, Baudelaire

Et c’est donc en chat persan, que nous continuons cette visite heureuse, active, quelque chose a profondément dénoué les tensions du monde extérieur, est-ce cette vision de l’île aux photographies monumentales, ces triptyques faits de noir et de blanc, ce retour à un espace scandé, pur, essentiel, aux confins du jour, ce chat voluptueux? Il semblerait qu’un philtre magique se soit répandu dans nos veines, que ce château abrite un esprit malicieux et doux, un de ces bons génies qui ouvrent les portes, toutes les portes…

Exposition de Juliette Agnel

Un double voyage a commencé, celui de notre déambulation et celui de notre regard qui entre maintenant dans la nuit talismanique de Juliette Agnel. Nuit magnifiée et féerique de ses étoiles, cosmique, présences magiques avérée du chant de la nuit dans le berceau céleste, sous la voûte essentielle, comme au commencement des temps.

Car qu’est au fond Taharqa, sinon la réminiscence profonde d’une terre sous la nuit du désert dans un peuplement d’étoiles, sous la lumière augurale de la lune, argent et sable, où d’antiques colonnes défient le temps de leur force pétrifiée au chant su et oublié. Approche de la nuit en ces lieux reculés et hors du monde, hors des réalités politiques de ce temps, comme un avant d’avant ancestral par une souvenance qui fait mystère…Méroé fut la capitale d’un empire puissant pendant 7sept siècles, aux confins du désert de Nubie et de la sixième cataracte du Nil, alors route du commerce. Olivier Rolin lui a consacré un fameux ouvrage. Est-ce suffisant pour entrer dans ce monde, sous la puissance magique de la lumière d’argent, féérie promise, sable sous la main qui file entre les doigts, paix profonde du coeur apaisé, où est passé ce temps mémorable et cosmique, si présent, si beau, si impérissable.

Est ce là l’Egypte en son souvenir, les mystères d’une terre joyeuse, dans l’inaugurale présence de son don, est ce là encore le départ d’un nouvelle énigme embrassant les origines, un voyage aux sources de notre temps, mémoire inconsciente de cet immémorial qui précède ces milliers d’années qui nous verront naître et dont la pierre porte encore un témoignage indéchiffrable mais curieusement connu d’une part de notre psyché? Où sommes nous donc, les grandes photographies distribuées en plusieurs salles offrent un parcours où le regard ne cesse de se rassasier de ce qu’il voit, de ce qu’il ressent, de ce qu’il boit. Une sorte de songe magique peuple la nuit primaire, hante les manifestations d’un divin invisible mais sensible. Et c’est bien là, le songe majeur de Juliette tout en son art?

Le voyage de Juliette Agnel aux pays des pharaons noirs, dans la ville de Méroé, au Soudan, en plein bouleversement, semble avoir été un voyage initiatique et une aventure au sens où adviennent des évènements qui se relient entre eux comme s’ils comportaient un sens à déchiffrer. Hiéroglyphiques…. Coïncidences entre ces signes inscrits dans la pierre, qui rêvent sur les colonnes en plein désert et la nuit qui s’accorde aux mystères, dont l’énergie vibratoire se communique par l’infini de la nuit stellaire. Ces pyramidions, ces ruines, ces colonnes sont le sujet équivoque d’une photographie qui s’est constituée à travers plusieurs opérations que raconte Juliette dans l’Interview, plusieurs prises de vues sont assemblées pour constituer une seule image, elles sont aussi le signe d’une marque qui a parcouru le temps, dans la grande tradition romantique, afin de renouer les liens distendus entre l’homme “moderne” et le Sacré, par les révélations apportées par les rêves, mères initiatique depuis l’aube des temps.

Entretien avec Juliette Agnel

Ainsi ce qui parcourt le temps comme signe indéchiffrable en ce point précis des ruines archéologiques de Méroé, dans le désert, renoue avec les signes indéchiffrables que furent les hiéroglyphes pendant tout le XIX ème siècle. Une même recherche occupe l’imaginaire, le pousse vers l’ésotérisme et l’écriture.La photographie de Juliette est à ce point un moment où s’établit le spectacle poétique de ces ruines en proposant un fantastique voyage aux sources du temps. Puissance de l’imagination rêvée. Elle instruit donc un parallèle avec ce que fut l’égyptologie, ici, du lien avec l’imaginaire des romantiques. Chateaubriand écrira à propos des hiéroglyphes : “ ces monuments muets séculaires qui viennent de reprendre la parole dans leur désert”

Juliette Agnel n’est plus ici seulement une photographe qui fait photographie sous la complicité et la protection de Chantal Colleu-Dumond, plus seulement car elle fait état par ce travail nucléé, d’un lien littéraire aux Romantiques français dans leur rêverie ésotérique et dans leurs liens au Merveilleux. Car du point de vue archéologique les textes issus de Meroé qui nous sont parvenus, notamment à travers l’exposition u Musée du Louvre, il n’y a pas dix ans, ne sont pas déchiffrés. “Sur les quelque mille textes actuellement connus, issus de Méroé, seules les inscriptions funéraires ont un sens pour nous. Les textes littéraires nous échappent complètement. Aucun document bilingue, comparable à la pierre de Rosette pour les hiéroglyphes, n’a encore été mis au jour…” écrit Le Figaro à l’époque. Il ya donc Mystères et c’est devant ces mystères que la photographie de Juliette Agnel prononce cet aveu d’un autre lien plus irrationnel, plus prégnant, il s’agit du songe majeur qui hante les hommes depuis les commencements….l’immémorial

Sans vouloir nommer cet illuminisme magique du dévoilement dont on ne peut faire abstraction quand sa photographie énonce un au delà du temps, un lien au déchiffrement, ce surgissement d’une terre des origines, au présent de ses ruines, énigmatiques beautés d’une terre enlunée, peuplée de songes antérieurs, son sec des pierres au roulis de la marche, poussière des jours enfuis, défis du temps ancien et inconnu, plis du songe et du rêve qui font photographie, par ces soleils révolus d’un autre temps, pétris par le mystère, revenu enfin à lui même. Plus que photographies, ces objets magiques du voir précisent la pierre du désert et la brique nubienne. Là est le commencement de la mémoire qui finit par disparaitre et le chemin de Juliette Agnel celui de percevoir, de faire entrer l’Immémorial dans le champ de la photographie, du côté de l’invisible, de la numineuse présence qui habite encore ces lieux.

Toute une activité intellectuelle, scientifique, ethnologique, ethnographique, archéologique double le principe même du merveilleux et de l’imaginaire, dans une tentative rationnelle de vouloir comprendre afin de savoir. Il m’est apparu que cette connaissance pouvait être de l’ordre d’une poétique liée à la nuit ancestrale et talismanique, qui brillait dans son cercle -René Char, c’est elle qui configure nos origines dans un rapport au Sacré et à l’Immémorial, ce dont la photographie habitée de Juliette Agnel témoigne si justement. , dans un souffle adressé aux étoiles.

L’exposition présente aussi des dytiques noir et blanc de ces pyramides photographiées en journée, où sont assemblés le positif et le négatif, peu dissociables au premier coup d’oeil, car l’inversion des gris connait a peu près les mêmes valeurs, sauf qu’au contact du négatif, d’autres lignes de force internes semblent se dessiner. Juliette en donne l’explication, c’est pour mieux rendre compte de ces énergies intérieures qui les parcourent. et en font plus qu’une archéologie, un bâtiment organique dans son rapport aux énergies telluriques, aux forces qui gouvernent le monde.

Voyage improbable et pourtant réel, avec ces photographies, les nuits d’ici deviennent plus claires et plus profondes; le sentiment d’appartenir à une humanité plus lointaine et plus reliée enchante et promeut ce rêve d’altérité royale. Ne fallait-il pas ré-enchanter cette période par ces éternités où le symbole et les signes n’étaient pas muets. Sans doute est ce ce chiffrage qui honore la fonction heuristique des langues disparues et dont on ne perçoit plus, comme ces ruines en plein désert, que le chant habité encore présent dans sa puissance vibratoire, sensible, toujours actif, pour qui sait recevoir et écouter… happy fiew ceux qui savent entendre et lire.

>>> Rendez-vous demain, mercredi 27 novembre 2019 pour notre second volet.

INFORMATIONS PRATIQUES

sam16nov(nov 16)10 h 00 min2020ven28fev(fev 28)18 h 00 minChaumont-Photo-sur-Loire 2019Domaine de Chaumont-sur-Loire Centre d'Art et de Nature, Ferme du Château 41150 Chaumont-sur-Loire

A LIRE :
La nature au cœur de cette 2ème édition de Chaumont-Photo-sur-Loire
Rencontre avec Chantal Colleu-Dumond, Directrice du Domaine et du Festival International des Jardins de Chaumont-sur-Loire

Pascal Therme
Les articles autour de la photographie ont trouvé une place dans le magazine 9 LIVES, dans une lecture de ce qui émane des oeuvres exposées, des dialogues issus des livres, des expositions ou d’événements. Comme une main tendue, ces articles sont déjà des rencontres, polies, du coin des yeux, mantiques sincères. Le moi est ici en relation commandée avec le Réel, pour en saisir, le flux, l’intention secrète et les possibilités de regards, de dessillements, afin d’y voir plus net, de noter, de mesurer en soi la structure du sens et de son affleurement dans et par la forme…..

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