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Carte blanche à Elisabeth Hering : Regard croisé entre Nathalie Savey & Juliette-Andréa Elie

Temps de lecture estimé : 9mins

Pour sa quatrième et dernière carte blanche, notre invitée de la semaine, Elisabeth Hering chargée de clientèle au laboratoire Picto, entreprend de faire dialoguer les travaux de deux artistes photographes : Nathalie Savey et Juliette-Andréa Elie. En texte et en image elles ont entamé un dialogue quotidien en cette période de confinement.

J’ai connu Nathalie Savey il y a bientôt 25 ans, alors que j’étais étudiante à Strasbourg. Elle était projectionniste dans un cinéma d’art et essai, alors que j’y étais ouvreuse ! Nous avons très vite échangé sur le sujet qui nous rapprochait le plus : la photographie. Et nous n’avons pas arrêté la conversation depuis… Son travail photographique se déploie depuis 30 ans, tourné vers le paysage principalement. Elle choisît le noir et blanc argentique, dont elle réalise les développements et les tirages elle-même, bien que la couleur et le numérique soient apparus il y a quelques années. Elle poursuit une recherche proche de l’écriture poétique et crée des images qui sont des géographies imaginées.

En rencontrant Juliette-Andréa Elie, deux décennies plus tard chez Picto et m’occupant de son travail au labo, nous avons très vite sympathisé. J’ai immédiatement aimé son travail délicat. Elle mixe les supports et les techniques, augmentant l’image photographique de dessins ou d’embossages,… puisant aussi dans la littérature, la science et la philosophie ses sources de réflexion et d’inspiration.
J’ai récemment compris que les œuvres de mes amies pouvaient se rencontrer et dialoguer. C’est ce que je leur ai proposé ici et il semble que mon intuition se soit avéré juste…

Dimanche 29 mars 2020

Depuis ce confinement et malgré ce début de printemps, il fait froid de temps en temps à Strasbourg. Quand la lumière du jour disparaît à l’horizon de ma rue, j’allume le feu dans le poêle. Retrouver une autre lumière, intérieure, au creux de la maison et garder le lien avec la part sauvage de la nature qui me manque dans cette période. Entendre le souffle du feu le soir, dans la nuit.
Et au matin, dans le poêle, il reste l’empreinte intacte, en cendres, de la bûche mise la veille. Avant de l’enlever pour préparer le feu du soir, j’aime regarder cette trace si fidèle, si légère, si émouvante dont toutes couleurs sont parties dans le gris cendré, comme celui de la poussière.
La conserver est impossible.
Je me dis alors que je photographie les paysages ainsi. Je souhaite que mes photos soient une empreinte, comme la cendre l’est de la bûche.
Un souffle.
Cela disparaît de la vue mais demeure en vous, en moi. NS

© Nathalie Savey

Lundi 30 mars 2020

De la cendre au nuage, il n’y a qu’un souffle. Confiné dans mon appartement parisien, je passe mon temps à dessiner des nuages, ceux dont les cendres crépitent encore tendrement sur ma rétine. Le ciel est peut-être le seul endroit en ville encore un peu sauvage. Les vapeurs qui se forment, les brumes du soir ou les nuées du petit matin respirent la force d’une liberté, restreinte pour nous en ce moment. On y voit ce qu’on veut, ce qu’on peut. Dans le gris brouillard les couleurs flottent à la dérive, percent un instant, deviennent trop fortes, surréelles comme une carte postale, puis se muent jusqu’à l’effacement. Mouvement perpétuel de la matière, de la poussière. Le vent n’en finit pas de former et déformer les nuages, nos souvenirs, les paysages.
La poussière d’un nuage, ce serait quoi ?
J-A.E

© Juliette-Andréa Elie

Mardi 31 mars 2020

Répondre à l’énigme par l’énigme (Paul Valery).
Je me souviens qu’étudiante aux Beaux Arts, j’avais passé une journée à courir dans la ville pour suivre les nuages que je n’arrivais pas à photographier. Le soir, fatiguée, j’avais décidé que le lendemain je me percherai en haut d’un escalier, ainsi immobile, pour les observer et les photographier. Mais je n’étais toujours pas satisfaite.
Ce contact le plus proche avec le réel possible grâce à la photographie, m’attire. Comme si on pouvait répéter le geste le plus primordial : poser sa main sur la paroi du réel. Après plusieurs années de cette liberté, la plus ancestrale, de marcher et d’observer la nature, j’ai trouvé mes nuages dans les rivières et dans l’eau. Ce qu’ils me donnent comme émotions ou silences intérieurs, je le garde en moi ; je les regarde dans l’eau…
L’immensité est un sentiment d’intimité propre à chacun. Et, pas à pas, on chemine pour voir, nommer et nous relier à la terre.
L’originel me fascine. (Pierre Cendors)
NS

© Nathalie Savey

Mercredi 1er 2020

Je me suis soudainement arrêtée dans ma promenade à Kuala Lumpur. Devant moi de généreuses carpes koï nageaient dans une eau noire. Leurs peaux de cartes géographiques me fascinent depuis longtemps. Ici, la masse aqueuse sombre absorbe toute profondeur et transforme les poissons en étranges fantômes dansants dans ma boîte noire.
Le nuage craque. L’eau bouillonne, comme s’il pleuvait de l’intérieur, comme si les invertébrés chantaient à tue-tête. Il pleut des bulles d’air. Le monde que je trouve souvent à l’envers semble se remettre alors à l’endroit quand je le photographie. Le ciel est l’eau, la lumière est cendre, charbon qui se dépose sur le papier du tireur.
J’aime l’idée qu’on puisse respirer une image. Qu’après un temps d’apnée contemplative – on la quitte des yeux, on reprend la promenade, seulement on ne respire plus tout à fait pareil.
Peut-être qu’on souffle un peu de cette cendre de lumière dans le paysage.
Nous sommes le paysage du paysage (Carlos Drummond de Andrade)
J-A E.

© Juliette-Andréa Elie

Jeudi 2 avril 2020

De l’eau,
à la pierre,
à mes pieds,
à mes yeux,
Se sont des ricochets de visions…

© Nathalie Savey

Vendredi 3 avril 2020

…ou la vie sauvage. D’un ricochet à l’autre je me retrouve sur la rive d’un souvenir de cabane. Une cabane sur pilotis. J’aime les fenêtres, car en regardant à l’extérieur, c’est presque comme si nous y étions. Il y a de ce presque dans la photographie. On perçoit les couleurs qui crépitent à l’horizon, les murmures du vent, en oubliant presque la douce déformation du verre, de l’abri, de l’antre protectrice. Et puis la vraie cabane, sommaire et fragile, est fascinante tant l’extérieur habite l’intérieur. La vie y est intense parfois, inconfortable souvent, mais belle par son peau à peau avec les éléments et les êtres sauvages. C’est un filtre de beauté. Non, de sublime plutôt. Car il y a aussi ce frisson par la vitre de mon appareil photo, un peu trop près de la vague, voûtée, oubliant la crampe qui pointe, les fourmis qui grimpent, m’oubliant. C’est ma cabane. Fragile et puissante. Elle m’aide à ricocher les mondes.
Un orage se prépare.
J-A E.

Nous ne savons plus danser (pour les orages), certes, mais quelque chose nous pousse encore à éprouver l’Univers en sa toute puissance, fût-ce pour l’effleurer du doigt et nous enfuir à toute jambes  (Kathleen Dean Moore)

© Juliette-Andréa Elie

Samedi 4 avril 2020

Toujours confinés, le temps est à la lenteur. Tentons l’éloge de la lenteur et de la mémoire de ce qui nous manque : l’espace, une liberté de mouvement.
Enfant, j’ai toujours aimé les orages, à l’abri de l’appartement et de la protection de mes parents, je pouvais courir dans le couloir quand je l’entendais. Pourtant, adolescente, j’ai vu la foudre tomber sur un chêne juste à coté de celui sous lequel je m’arrêtais toujours lors de mes ballades dans la forêt ; je ne m’étais pas rendue compte qu’il pleuvait si fort, la chute de la foudre fut si impromptu que je n’ai pas eu le temps d’avoir peur.
J’ai senti les forces du sol et du ciel se rencontrer dans l’arbre en son centre, dans un silence absolu. La lumière était partout, je ne voyais qu’elle, l’espace autour avait disparu, tout était lumineux, blanc. Et après qu’elle eut disparu, j’ai vu les arbres, la forêt, le ciel,… Le chêne était fendu et une pluie d’une multitude de petits bouts de bois broyés blancs, flottait et tombait comme des flocons de neige avec la même légèreté et la même lenteur. C’était si surprenant, si doux, cela contrastait tellement avec la force exprimée juste avant par la nature. Je me suis quand même enfuie à toutes jambes !
Cet instant m’a modelée sans que je ne m’en aperçoive.

Il ne s’agit pas de copier la nature mais de travailler comme elle.
Quelle étrange méprise, en vérité ! En fait, les dons qui nous viennent des sphères les plus inaccessibles ne se réalisent que dans le concret le plus proche, et il faut d’abord connaître l’immédiat pour pouvoir atteindre le lointain. Shitao

© Nathalie Savey

Dimanche 5 avril 2020

Pour travailler avec la nature, je l’ai invitée à un quatre mains. La pluie de mars s’est abattue à 18h15, comme tous les jours de ce mois à Rio de Janeiro.
Mon tirage sur le rebord de la fenêtre. Les gouttes diffusent l’encre. Empreintes d’eau, étoiles naissantes ou traces sauvageonnes du vent d’Ouest. La pluie de mars a fait la peau au paysage.

Poussières de nuage dépliées sur le papier
Goutte salée
A l’éternité

© Juliette-Andréa Elie

En savoir plus :
http://nathaliesavey.free.fr/
https://julietteandreaelie.com/

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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