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Résister à l’effacement du monde en se retranchant dans une logique de survie qui s’identifie au devenir artiste, c’est ce qui pourrait définir l’œuvre de Wang Bing, plus particulièrement avec « L’homme sans Nom ». Diane Dufour, directrice du BAL s’est engagée dans cette aventure avec Dominique Païni, soutien de la première heure de cet artiste aussi humble qu’ acharné, capable de saisir la faillite des utopies et les exclus du miracle économique chinois dans des fresques aux multiples strates d’un monde au bord de l’effondrement. C’est parce qu’il ne soumet pas son cinéma à une préalable dénonciation du monde qu’il est politiquement juste, serait-on tenté de dire en paraphrasant Bertold Brecht. Mais face à ces séquences au long cours, il a fallu choisir, renoncer et fragmenter.

Dominique Païni chez lui, 2016 © Guillaume de Sardes

C’est tout l’enjeu de cette exposition qui reprend les fragments de 6 films considérés comme les plus emblématiques pour une installation immersive qui expérimente l’attention du visiteur. La publication éditée à cette occasion par Delpire & Co, Roma et le Bal complète ce dialogue entre la réalité et sa représentation. Il revient sur la genèse de ce projet exceptionnel conçu avec Diane Dufour et l’artiste qu’il a eu le privilège de découvrir et de présenter en réalisant le premier coffret d’ « A l’Ouest des rails » édité par MK2. A noter qu’une rétrospective Wang Bing est proposée en parallèle à La Cinémathèque Française que Dominique Païni a dirigée de 1991 à 2000.

À l’ouest des rails, 2003, vidéogramme © Wang Bing

Point de départ de l’exposition

Je retrouve Wang Bing en 2015 aux Rencontres de La Rochelle où il présentait « L’argent amer ». Il me soumet son désir de faire une exposition ; ce qui ne m’a pas étonné chez cet artiste qui a en lui une éthique de la patience proche de l’obstination. Diane Dufour et moi avons alors procédé à une première sélection de ces fragments que nous lui avons ensuite soumis. Il a opéré certains changements mais aucune séquence n’a été manipulée. Il est co-auteur de cette exposition qui s’inscrit dans la continuité de ses études d’art et de photographie. C’est pourquoi son appartenance au cinéma documentaire ne m’a pas toujours paru évidente. En lui, il a cette grande conviction qu’il serait rémunéré en attendant que les événements adviennent. Cette patience est aussi, d’une certaine manière, une forme de manipulation même si elle semble en être le refus.

Vue d’installation Wang Bing, L’œil qui marche, LE BAL, 2021 © Marc Domage

Vue d’installation Wang Bing, L’œil qui marche, LE BAL, 2021 © Marc Domage

Pourquoi Wang Bing au BAL ?

Diane Dufour voulait fêter le 10ème anniversaire de l’institution qu’elle a créée comme une œuvre, institution devenue importante à la mesure de ce déplacement de la photographie vers les images contemporaines en général y compris la temporalité des images de cinéma. Quand elle a découvert « A l’ouest des Rails » en 2003 elle a aussitôt reconnu en Wang Bing l’un des héros potentiel de son projet du BAL.

Partis-pris scénographiques

À l’ouest des rails, 2003, vidéogramme © Wang Bing

La scénographie tente d’esquisser un récit. Nous ouvrons le parcours avec « A l’ouest des Rails », qui montre la dissolution d’un pays, d’un continent qui passe d’un bond en avant antérieur de l’ère industrielle communiste à la Chine du social-capitalisme où chacun devient tout d’un coup auto-entrepreneur de sa survie. De ce constat de passage d’une Chine à une autre, il montre la lente déshérence des humains qui furent l’énergie de ces mastodontes industriels. Wang Bing filme cette dissolution à la fois comme une glaciation ( ses étendues de neige…) et dans les vapeurs des combustions ultimes et des destructions de ces grands complexes désormais non adaptés à l’essor capitaliste de la Chine. Ce récit ébauché au premier étage du BAL, montre les hommes livrés à eux-mêmes, dépossédés de leur outil de travail et de moyens de survie, désorientés et hagards, contraints à plusieurs sortes d’enferment : l’asile, l’exploitation à outrance de l’énergie physique d’une nouvelle génération d’ouvriers soumis à des cadences infernales pour inonder à bas prix l’occident de vêtements uniformisés : le « jean ». Chacun d’entre eux songe-t-il qu’il s’enrichira à la mesure de sa soumission à l’exploitation de sa résistance ? Oui, peut être…

Un enfermement découle de l’exil de toutes et tous qui sont des immigrés de l’intérieur, à travers la Chine en quête de travail, emportant avec eux leurs enfants et les enfermant dans de véritables taudis, les rendant eux aussi totalement dépendants des machines. Ce ne sont plus les machines à coudre mais les smart-phones et la télévision auxquels ils sont enchainés et abrutis. Quelques longs plans fixes font la puissance hypnotique du film « Père et Fils », rarement montré produit et conçu par et pour la Galerie Paris Beijing.

Vue d’installation Wang Bing, L’œil qui marche, LE BAL, 2021 © Marc Domage

Vue d’installation Wang Bing, L’œil qui marche, LE BAL, 2021 © Marc Domage

Ultime étape : l’effacement d’un homme jusqu’à la disparition, l’oubli de son patronyme. Cet homme a gagné la liberté mais à quel prix ? Cette liberté est en effet dans une sorte d’autarcie faite de petits gestes minimaux contribuant à sa survie.. On songe soudain que la Chine est passée d’un monde dont l’idéologie collectiviste cimentait en quelque sorte la société à un individu que la société a contraint à la solitude. Le parti pris de mise en scène de Wang Bing est de s’enfermer avec celles et ceux telles que les «Trois sœurs de Yunnan », enfermées dans les montagnes et le vide. L’enfermement du vide est également un motif « plastique et performatif » de Wang Bing. Très étrangement, le pessimisme absolu de ce récit, est déjoué par cet homme contraint de s’éloigner du monde, de trouver les moyens de s’auto-suffire, engendrant un monde parallèle, une sorte de fiction du désastre (on pense à Samuel Beckett ou à Maurice Blanchot) et « L’homme sans nom » évoque paradoxalement une figure d’artiste (gestes mesurés, autarcie, répétition, pugnacité et inattendu inventeur de forme par sa marche dans le territoire vidé -momentanément- de l’activité humaine, la manipulation déconstructive d’une branche de bois récalcitrante, le piétinement chorégraphique minimaliste pour préparer un lopin de terre fertile)… Aussi, si Wang Bing est politiquement juste c’est parce qu’il est esthétiquement juste, autrement dit parce que Wang Bing se pose des questions de cinéastes, d’artistes, se mesure à des enjeux formels. Il n’y a pas dans ces films une volonté primordiale de dénoncer, il s’épargne l’indignité, le voyeurisme et l’illustration d’une thèse. Sa surveillance est inlassable, il déjoue sans relâche les normes habituelles, les normes du cinéma documentaire, nommé aussi « du réel ». Wang Ling n’impose pas un réalisme sociétal, forme contemporaine du réalisme socialiste de jadis, qui marque parfois le documentaire actuel.

Père et fils, 2014, vidéogramme © Wang Bing / Galerie Paris-Beijing

La fascination des penseurs et des philosophes pour Wang Bing

Quand Georges Didi-Huberman écrit sur Wang Bing il n’écrit pas sur un cinéaste politique mais un cinéaste qui est condamné à démontrer que la seule manière de dire l’évidence du désastre du monde est de le faire à travers les formes de l’art.
Le cinéma n’est pas un art de la simultanéité. C’est un matériau temporel qui s’accomplit dans la succession des événements. Pour « 15 heures », nous avons privilégié cette puissance poétique de Wang Bing, qui ne craint pas le danger de la beauté et du fantastique, les machines à coudre des deux jeunes « couturiers à la chaîne » transforment ces derniers en chimères, leurs bras et leurs mains sont prolongés par la machine à coudre qui semble appartenir à leur corps, telle une véritable prothèse productive. De même avec « Père et Fils », quelque chose participe d’une composition picturale. Wang Bing a toujours ce souci du plan, du cadrage, de la bonne distance, selon une exigence radicale qui lui est propre

Vue d’installation Wang Bing, L’œil qui marche, LE BAL, 2021 © Marc Domage

INFORMATIONS PRATIQUES

mer26mai(mai 26)12 h 00 mindim14nov(nov 14)19 h 00 minL’ŒIL QUI MARCHEWang BingLE BAL, 6, Impasse de la défense 75018 Paris


Rétrospective Wang Bing à La Cinémathèque française jusqu’au 24 juin

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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