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Porte-parole des grands mouvements sociaux en France et dans le monde : révoltes étudiantes et ouvrières, combats féministes, anticolonialistes, pacifistes, droits civiques… toujours avec une même pudeur et ténacité, Marie-Laure de Decker est célébrée à la MEP par son fils Pablo Saavedra de Decker et Simon Baker. Fils de Teo Saavedra, résistant chilien, affilié au mouvement d’extrême gauche MIR qui rencontre Marie-Laure en 1982 alors qu’il est réfugié à Paris, Pablo, porteur avec son frère cadet d’un héritage dont il mesure la valeur, a mis 5 ans à réaliser ce projet commencé lors du confinement autour de 300 000 clichés en sommeil et encore du vivant de Marie-Laure, aux côtés de la commissaire Victoria Aresheva.

Marie-Laure de Decker et son fils Pablo, en 1986, Marie-Laure de Decker

Après avoir été mannequin pendant une courte période de jeunesse, c’est la rencontre de Marie-Laure avec l’écrivain et poète Roland Topor qui lui présente de nombreux artistes, les évènements de mai 68 et le Vietnam, qui décident de sa vocation de photoreporter (agence Gamma) même si son approche de l’humain dépasse toutes les catégories pour tendre vers l’universel autour notamment d’une réflexion en filigrane sur l’autoportrait face au passage du temps. Petite sœur de Lee Miller, Marie-Laure de Decker n’a pas bénéficié de la même reconnaissance ayant choisi de se retirer de la scène après la guerre de Bosnie poursuivant cette éthique qui l’anime comme le souligne son fils. C’est chose faite à présent avec également la sortie d’un magnifique catalogue et sa représentation prochaine dans les galeries In Camera et Anne-Laure Buffard. Pablo a répondu à mes questions avec ferveur et émotion.

Marie-Laure de Decker, Da Nang, Vietnam, 1971-1972
©Marie-Laure de Decker

Vue de l’exposition Marie-Laure de Decker « L’image comme engagement » MEP Paris, photo Quentin Chevrier

Quel est le point de départ de cette exposition hommage à votre mère ?

Le point de départ remonte au confinement. C’est lors de cette période que j’ai commencé à ranger d’abord tous les négatifs, planches contact et tirages, un peu par désœuvrement au départ ne pouvant plus exercer mon métier. Lors de mes visites à Marie-Laure je me suis rendu compte qu’elle était très seule aussi j’ai décidé de rester avec elle et au fur et à mesure j’ai commencé à archiver et de là est née une évidence que je me refusais à voir jusqu’à présent, qu’il était de mon devoir de fils de montrer au monde la force, la beauté, la puissance, non seulement de son travail mais de sa vie. C’est finalement avec une grande facilité que les gens m’ont reçu petit à petit jusqu’au jour où je suis allé voir Simon Baker en lui exposant ce que je venais de faire et immédiatement il m’a suivi, soulignant à quel point il serait honoré de lancer un projet commun d’exposition et de publication.

Vue de l’exposition Marie-Laure de Decker « L’image comme engagement » MEP Paris, photo Quentin Chevrier

Les années 1968 à Paris sont une période décisive pour Marie-Laure

Marie-Laure a vécu à Paris à partir de ses 10 ans, c’est sa ville. Dans les années 60, une toute autre époque, c’est le poète et écrivain Roland Topor rencontré au Café de Flore avec qui elle vit les évènements de mai 68 qui l’introduit auprès de nombreux artistes de l’époque Tinguely, Niki de Saint Phalle, Man Ray…

Topor lui présente aussi Marcel Duchamp ?

Non c’est après avoir vu dans un article Duchamp jouer aux échecs dans un café à Cadaqués, qu’elle décide, l’été, de prendre le train pour aller à Cadaqués. Morte de peur, elle s’approche délicatement et fait des photos pendant qu’il continue à jouer. Elle fait 2 films et repart contente d’avoir su surmonter sa timidité si grande. Elle était une jeune fille pleine de peur mais avec suffisamment de ténacité et de force de caractère pour la surmonter.

Marie-Laure de Decker, Tibesti, Tchad, 1976-1978
© Marie-Laure de Decker

Quelle est sa marque de fabrique et ce point de bascule qui incite les gens à baisser la garde y compris dans des contextes si compliqués ?

C’était quelqu’un de très direct. Elle avait des yeux vert clair très transparent, comme dans une fontaine. Je pense qu’elle avait une véritable douceur, sans aucune hypocrisie. Cela a inspiré beaucoup de confiance chez les gens qu’elle photographiait et l’a aidé à se sortir de situations en apparence inextricables à de très nombreuses reprises et dans de nombreux pays. Sa franchise, son honnêteté et son cœur faisaient la différence.

A partir de quel moment décide-t-elle d’être un témoin ?

Elle va voir à 19 ans un film intitulé la Section Anderson coréalisé par son ami Dominique Merlin avec Pierre Schoendoerffer sur la guerre du Vietnam où l’on suit une patrouille dans la jungle et à la sortie de la projection, elle décide de faire ce métier. Elle veut d’abord devenir cameraman. Elle se rend compte très vite qu’elle n’a pas la force de porter des caméras très lourdes à l’époque. Un ami lui suggère alors la photo beaucoup plus pratique. Elle réussit alors peu à peu à transcender sa gêne.

Manifestation contre les opérations militaires en Afrique, Paris,
5 juin 1978
© Anonyme

Marie-Laure de Decker, Simone de Beauvoir lors du rassemblement de la Foire des femmes, Vincennes, 16-17 juin 1973
© Marie-Laure de Decker

Que vous a-t-elle transmis de plus important ?

C’est une attitude, un travail que l’on se doit de faire tous les jours. Un travail de fourmi dans une existence et personne n’a le courage de façon inné. Marie-Laure m’a montré à quoi je devais aspirer. Cela s’est fait aussi par les lectures qu’elle m’a conseillées, les films qu’elle m’a montrés, ce lien au monde qu’elle m’a fait découvrir.

A partir de quel âge suivez-vous sa route ?

Marie-Laure de Decker avec son fils Pablo, en Italie, en 1985

A partir de 10 ans et j’ai arrêté l’école à 13. J’ai beaucoup voyagé par moi-même. Elle m’a beaucoup encouragé à partir et à affronter l’existence et très tôt. Ce dont je lui suis infiniment reconnaissant est de m’avoir montré qu’un autre chemin est possible si on a le courage et la ténacité de suivre son propre itinéraire, d’embrasser l’abysse car même s’il reste effrayant, au-delà du voile de la peur, il est possible de trouver la liberté.

Pourquoi selon vous, Marie-Laure n’a pas eu la reconnaissance qu’elle mérite ?

C’est un travail d’être connu et qui requiert certains traits de personnalité qui n’intéressait pas forcément Marie-Laure. Elle avait un caractère très fort, ce qui chez un homme représente une qualité alors que chez une femme on la qualifie d’emmerdeuse ! Elle était très soucieuse en ce qui concerne sa propre dignité loin de toute compromission. C’était une femme de cœur qui allait vers les gens qui lui correspondait et l’inspirait, quelle que soit leur vie. Le courage s’exprime de nombreuses manières, ce qui fait qu’elle pouvait être difficile aussi parfois sans prendre de précautions oratoires. C’est sans doute quelque chose qui ne l’a pas servi.

De plus après la Bosnie à sa cinquantaine à un moment où elle aurait pu rester à Paris et cultiver le réseau, serrer les pinces et tout ce qu’elle détestait faire, elle s’est au contraire retiré du monde pour partir vivre dans sa maison à la campagne. Après la violence de la Bosnie, ses photos sont devenues plus bucoliques, toute une partie qui n’est pas montrée ici et que je montrerai par la suite. Une atmosphère champêtre très belle avec des enfants… à l’écart de la violence de la confrontation civilisationnelle.

Marie-Laure de Decker, Vietnam, 1971
© Marie-Laure de Decker

Il se dégage une très belle réflexion sur l’autoportrait, l’un des filigranes de son parcours, qu’est-ce qui se joue dans ce face-à-face ?

Elle trouvait intéressant de mesurer l’impact de ses choix, ses actions, ses pensées sur elle. Marie-Laure voulait cartographier en quelque sorte cette évolution jusqu’à cette dernière planche contact qui est difficile à regarder pour moi car elle pleure. Marie-Laure s’est battue pendant 15 ans avec la maladie et les dialyses. Elle s’est retrouvée seule et isolée malgré la présence de beaucoup d’amis venaient la voir et notre voyage après au Tchad. C’était une fin de vie dure et elle est morte avec un courage et une force inouïs.

Les galeries Anne-Laure Buffard et In Camera vont la représenter

C’est quelque chose d’heureux de voir que deux galeries s’engagent et mettent en commun leur énergie réalisant l’importance patrimoniale de Marie-Laure, le peu de représentation qu’elle a eu jusqu’ici et la qualité des photos.

🎧 Pablo Saavedra de Decker en écoute

Catalogue Marie-Laure de Decker
Éditions La Martinière, 45 euros, disponible à la librairie de la MEP

INFORMATIONS PRATIQUES

mer04jui(jui 4)11 h 00 mindim28sep(sep 28)20 h 00 minMarie-Laure de DeckerPhotographiesLa Maison Européenne de la Photographie, 5/7 Rue de Fourcy 75004 Paris

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Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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