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Nous poursuivons aujourd’hui, la publication du journal de bord du photographe Pierre-Elie de Pibrac, actuellement en Israël dans le cadre de son projet « Exil ». Un périple qui le mena à Cuba puis au Japon, en pleine crise sanitaire du coronavirus avant de clore cette trilogie familiale en Israël. Ces pays ont le même point commun, celui d’interroger la place de l’individu au sein du corps social, dans des pays aux frontières fragiles et/ou souvent isolés dans leurs régions.

Shalom, shalom !

Dans ma précédente correspondance, je vous parlais d’un mois intense, marqué par des rencontres humaines poignantes, des traditions préservées malgré les tensions, et des événements tragiques rappelant la dure réalité de cette région en guerre. Fin octobre, Israël a riposté à l’attaque de l’Iran. Depuis, nous vivons sous une menace iranienne renouvelée, perpétuant un climat de tension élevé.

Ce journal couvre la période entre fin octobre et fin novembre.

Rencontres bouleversantes avec les Bédouins

Guila et Maryam dans sa maison à Umm al-Hiran. A droite, le même endroit quelques jours
plus tard.

Guila et Nasser dans sa tente. Cette dernière, construite sur les ruines de sa maison à Whadi Khalil, a également été détruite le dimanche 10 novembre. Il l’a reconstruite depuis.

Grâce à l’association israélienne Standing Together, qui s’engage à donner une voix aux communautés marginalisées, nous avons rencontré des Bédouins dans plusieurs localités autour de Beer-Sheva, dans le nord du Néguev. Avec Guila, qui connaît bien la réalité bédouine, nous sommes allés à la rencontre de Nasser, dans le village détruit de Whadi Khalil, ainsi que de Raeed, Maryam et leurs enfants à Umm al-Hiran, un village au passé douloureux. Ces rencontres nous ont profondément bouleversés.

La situation des Bédouins en Israël est complexe. Historiquement nomades, ils ont été contraints à la sédentarisation suite à la création des frontières de l’État d’Israël en novembre 1947. Certains disposaient de terres enregistrées oralement, d’autres (seulement 1% de la population) ont pu officialiser leurs titres sous l’Empire ottoman, pendant le mandat britannique ou au début de l’Etat d’Israël. Aujourd’hui, leurs droits fonciers sont contestés, ce qui a entraîné la création de nombreux villages qualifiés d’illégaux par Israël qui ne reconnaît officiellement qu’une dizaine de villes bédouines, comme Umm Batim et Hura où nous sommes également allés. Les villages non reconnus, souvent détruits, laissent derrière eux désespoir et colère.

Pour approfondir ce sujet et donner la parole à Nasser, Maryam et leurs familles, nous avons décidé, avec Guila, de prolonger nos échanges après le départ de l’association. Nasser vit depuis des mois dans une tente sur les ruines de sa maison. Maryam, elle, préparait le déménagement de ses affaires lors de notre visite, sa maison devant être rasée peu après. Nous avons multiplié les rencontres avec eux, organisant deux mises en scène fortes dans ce contexte de désarroi.

Le mur de séparation le long de Jérusalem

Un détour par la Cisjordanie

Ces échanges m’ont conduit en Cisjordanie le long du mur qui sillonne le territoire et proche de certains villages et colonies. La densité des informations et des émotions est telle que je ne peux tout relater ici, mais je le ferai lors de la présentation de mon projet. J’en ai profité pour revoir Ibrahim, dont je vous avais parlé dans ma première newsletter. Nous sommes allés chez lui, dans le quartier de Silouane, à Jérusalem Est. Il vit dans une jolie maison mais dans quartier où les détonations des Kalachnikov résonnent souvent et nous rappellent que les tensions sont très vives.

La ville arabe de Hizma et, en face d’elle, la colonie de Anatot en Cisjordanie.

Le quartier arabe de Silwan à Jérusalem, là où habitent Ibrahim et sa famille.

Roquettes et tensions post-électorales

Le 4 novembre, jour de l’élection de Donald Trump, une série d’événements a renforcé le climat déjà très tendu. Peu après l’annonce des résultats, des roquettes envoyées par le Hezbollah ont visé Tel-Aviv. Lors des alertes, les enfants étaient à l’école. Nous n’avons pas paniqué, mais les explosions, très proches, ont été impressionnantes et stressantes. En novembre, le Hezbollah a tiré, certains jours, jusqu’à 250 roquettes, atteignant environ 16 000 tirs depuis le début de la guerre. Ces attaques, de plus en plus meurtrières, se rapprochent de Tel-Aviv. A Ramat Gan, dans la banlieue nord de Tel Aviv, une roquette a partiellement détruit l’immeuble voisin d’un Chrétien nigérien, Steeve, avec qui j’échange pour le projet. Le nord du pays, sous alerte constante, espère un cessez-le-feu – qui finalement sera signé le 27 novembre – qui permettrait aux 60 000 déplacés de rentrer chez eux. L’espoir de voir revenir les otages vivants persiste, mais s’amenuise au fil des jours.

Dans la foulée de cette élection, le limogeage de Yoav Galant, ex ministre de la Défense, par Netanyahou a provoqué des manifestations massives, soulignant de nouvelles fractures au sein de la société israélienne.

Toujours autant de rencontres fortes

Explosion d’une roquette du Hezbollah à Ramat Gan, près de chez Steeve.

Au cours du mois de novembre, tout en poursuivant mon travail avec les Bédouins, j’ai cherché à témoigner de la vie de personnes issues de diverses communautés. J’ai donc rencontré Steeve, mais aussi Zeddie, un travailleur journalier africain vivant près de la gare centrale de Tel-Aviv, un quartier défavorisé. J’ai croisé un couple de Russes ayant fui la guerre dans leur pays pour reconstruire leur vie en Israël, avant d’être à nouveau rattrapés par un conflit.

Boris et Rina, un jeune couple russe chez eux, à Tel-Aviv.

J’ai également fait la connaissance d’un soldat blessé en service, souffrant d’un état de stress post-traumatique (TSPT). En Israël, on estime que plus de 75% des Israéliens ayant effectué leur service militaire sont confrontés à ce type de trouble. Le service militaire, obligatoire dans le pays, est perçu comme un devoir essentiel pour garantir la défense nationale. Les jeunes, issus de tous horizons, intègrent l’armée avec fierté et un profond sens du don de soi, contribuant ainsi à la protection de leur pays. En retour, l’État porte la responsabilité de veiller à leur bien-être et à leur protection. Mais ce contrat tacite a été brisé avec les événements du 7 octobre et la guerre qui a suivi. La plupart de ces jeunes ne souhaitent pas cette guerre; ils aspirent à sa fin. Les souffrances sont déjà immenses, que ce soit en Israël, à Gaza ou au Liban. Beaucoup reviennent profondément traumatisés par ce qu’ils ont vécu.

Immersion dans un monde parallèle

Ultra-orthodoxes à Bnei Brak, une ville située dans la banlieue nord-est de Tel-Aviv. Bnei Brak est la ville la plus densément peuplée d’Israël. Majoritairement habitée par une population ultra-orthodoxe, elle se distingue par son niveau de vie modeste et des familles nombreuses, comptant en moyenne 8 enfants par couple. Les poussettes, omniprésentes dans les rues, reflètent cette dynamique familiale unique.

Un soir, avec David, nous avons exploré Bnei Brak, un quartier juif ultra orthodoxe de Tel-Aviv. L’impression d’entrer dans un monde parallèle m’a frappé. Nous avons fait la connaissance de Moshe, avec qui nous avons partagé une bière et une partie de la soirée. Je vais y retourner très prochainement.

Alma dans les ruines de Shivta juste avant les explosions.

Le cratère de Mitzpe-Ramon, un lieu magique.

Déjeuner à Umm al-Fahm, chez Chilwe et Ibrahim.

Evasion dans le Néguev

Le 11 novembre, les enfants ont eu des vacances scolaires. Encore! Nous avons décidé de partir dans le Néguev pour respirer un peu, loin de la guerre. Mais, elle nous a vite rattrapés. À Shivta, un site archéologique byzantin, des explosions puissantes ont retenti et nous ont bien fait sursauter et bien stresser. L’armée effectuait des essais de missiles. Puis nous sommes allés à Mitzpe Ramon, un cratère spectaculaire aux couchers de soleil éblouissants, avant de remonter à Tel-Aviv via la mer Morte.

Arrestation et incertitudes

De retour, nous avons appris l’arrestation de Raeed, le mari de Maryam, emmené par la police à 3 heures du matin. Grâce à des avocats contactés par Guila, nous avons su où il était et il a pu rentrer le soir même, mais nous ignorons encore les raisons de sa détention.

La ville de Sderot, située près de la frontière avec Gaza, a été durement éprouvée par le massacre du 7 octobre et les tirs de roquettes incessants. Pour protéger la population, des abris publics (miklats) sont installés partout, espacés d’environ 10 mètres. Cette infrastructure reflète la tension constante, la peur et le traumatisme qui imprègnent la vie quotidienne des habitants. Sur cette photo, on distingue trois des onze miklats présents dans un parc pour enfants.

Sur le site du massacre de Nova, de nombreuses oeuvres commémoratives ont été installées, rendant hommage aux victimes et perpétuant leur mémoire.

Le festival Nova, tragiquement marqué par les événements du 7 octobre, a été l’un des lieux les plus durement touchés. 364 personnes y ont perdu la vie, et 40 ont été prises en otage.

Le long de la frontière avec Gaza, les traces du 7 octobre restent visibles. De nombreux abris sont criblés d’impacts de balles, témoins des événements tragiques où des centaines de personnes, cherchant refuge, ont perdu la vie. Conçus comme des abris anti-roquettes, ces miklats, qui ne se verrouillent pas, ont été pris d’assaut par les terroristes du Hamas, qui y ont jeté des grenades et tiré à l’intérieur. Depuis, un système de verrouillage interne a été installé dans la plupart de ces structures pour renforcer leur sécurité.

Face à l’indicible : Les massacres du 7 octobre

Fin novembre, je me suis consacré à une famille musulmane d’Umm al-Fahm dont l’un des enfants subit un très fort harcèlement dans son université depuis le 7 octobre. J’ai aussi visité Sderot, le site de Nova et plusieurs kibboutz – Be’eri, Réïm et Nir Oz – tristement célèbres depuis le 7 octobre. L’horreur des lieux et les échos de tirs et d’explosions provenant de Gaza m’ont laissé sans voix. Ce jour-là, j’ai ressenti une immense tristesse. Sur cette Terre Sainte, où l’on voudrait croire en l’humanité, tout semble la contredire : d’un côté, un massacre ; de l’autre, des ruines et une guerre sans fin.

Une des routes reliant Gaza à Israël, empruntée par les terroristes du Hamas lors des attaques. À l’horizon, on aperçoit les ruines de Gaza. Aujourd’hui, la bande de Gaza est presque entièrement détruite. Ses habitants vivent dans des conditions extrêmement précaires et la famine y est omniprésente.

Guila, Olivia, Shadi et Mazen nourrissent les chats et chiens abandonnés dans les ruines de Umm al-Rihan.

Alaa et sa petite nièce dans les rues de Umm Batin.

La nouvelle maison en préfabriqué de Maryam dans la ville de Hura.

Solidarité au cœur des ruines

À la fin du mois de novembre, nous sommes retournés voir Nasser, qui a reconstruit sa tente après sa destruction, ainsi que Maryam, Raeed et leurs enfants, qui vivent désormais dans un préfabriqué à Hura.

Nous avons également rendu visite à Alaa, jeune bédouine, dans la ville de Umm Batim. Son grand-père, un ancien militaire, est décédé en mission, et son père, autrefois politicien et activiste, est décédé il y a deux ans. Elle vit aujourd’hui seule avec sa mère et sa petite sœur. Alaa rêve de poursuivre ses études à l’étranger, ne se voyant aucun avenir en Israël, où les tensions entre les Bédouins et le gouvernement ne cessent de s’intensifier ou en Palestine.

Lors de notre retour à Umm al-Hiran, nous avons découvert les ruines des maisons, et un immense chagrin nous a envahis, Guila et moi. Ce chagrin s’est intensifié lorsque nous avons aperçu des dizaines de chiens et de chats errants parmi les décombres. Guila a immédiatement décidé de leur venir en aide. Nous sommes donc retournés à Tel-Aviv pour remplir le coffre de nourriture, et Guila a contacté des associations pour organiser leur prise en charge et leur sauvetage. Nous sommes ensuite revenus pour les nourrir, accompagnés de Guila, Olivia, Shadi – un jeune Bédouin dont la maison avait été détruite – et de Mazen, un vétérinaire, lui aussi originaire d’Umm al-Hiran.

Une lueur d’espoir dans un mois sombre

Ce mois de novembre, éprouvant psychologiquement, m’a offert de belles rencontres malgré des récits et des images bouleversants. Heureusement, j’ai découvert l’association Les Kinés du Cœur et vécu un moment de respiration artistique grâce à la compagnie de danse Vertigo. Je vous en parlerai en détail dans ma prochaine newsletter. Nous sommes également dans l’attente des résultats du cessez-le-feu signé entre Israël et le Hezbollah. Nous espérons qu’il va tenir et aboutir également à la libération des otages et la fin de la guerre à Gaza…

Yalla Yalla.

Toutes les photographies © Pierre-Elie de Pibrac

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L’aventure de Pierre-Elie de Pibrac au pays du soleil levant Troisième Chapitre à Yūbari
L’aventure de Pierre-Elie de Pibrac au pays du soleil levant Quatrième Chapitre à Fukushima
L’aventure de Pierre-Elie de Pibrac au pays du soleil levant Cinquième Chapitre retour de Fukushima
L’aventure de Pierre-Elie de Pibrac au pays du soleil levant Sixième Chapitre, clap de fin

La Rédaction
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