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Ali Kazma, Time master

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Si Ali Kazma nous fait découvrir des pans entiers de l’activité humaine à travers ses vidéos d’individus au travail – artisans, ouvriers, artistes, scientifiques – on ne le voit jamais en train de travailler lui-même. D’où cette tentative de retourner l’objectif sur un véritable artisan 2.0 qui présente actuellement au Jeu de Paume à Paris une vingtaine de vidéos installées par ses soins.

9 lives : Pour commencer, vous m’avez dit que vous prenez énormément de photos avant de tourner. Avec quel type d’appareil ?

Ali Kazma : Ça dépend. Parfois j’ai du temps, ce qui veut dire une autorisation de cinq ou dix jours, et parfois le tournage est très court. Idéalement, j’y vais, j’attends un peu, je regarde autour de moi, j’observe le lieu avant de photographier…

J’ai un Canon 5D reflex, dont je me sers parfois pour la vidéo aussi, si je n’ai pas besoin de tourner à l’épaule pour suivre une action. C’est un appareil photo qui prend d’excellentes vidéos et j’ai de très bons objectifs. Il y a donc beaucoup d’options : changer l’objectif, prendre mon temps, utiliser un trépied. Mais parfois j’ai besoin du caméscope, dont l’ergonomie est meilleure, par exemple, pour filmer des artisans ou des usines. Cela dit, l’éclairage, le cadrage, les angles de vue ne pèsent pas tellement sur le choix. Je connais bien les possibilités de chaque appareil.

9 lives : Avez-vous travaillé comme ça dans les vastes espaces du Nord, dans l’archipel du Svalbard ?

A.K. : Ce qui se passe là-bas, c’est que j’enregistre beaucoup.

9 lives : Vidéos ou photos ?

A.K. : Les deux. Safe (2015), celle dans la réserve mondiale des semences, est tournée avec un Canon 5D, et North (2017), où il s’agit d’une mine de charbon abandonnée, avec une caméscope XF300. Pourquoi le caméscope pour North, où j’utiliserais normalement les objectifs du Canon ? En tournant Safe, j’ai vu combien il était difficile de changer d’objectif parce que tu ne peux pas enlever les gants – dès que tu touches le métal, tes mains sont gelées. Or j’ai compris qu’il fallait utiliser un zoom avec un grand angle qui donnerait plus de rapidité sans enlever les gants.

9 lives : Et si on passe au montage maintenant ?

A.K. : Pour moi, le montage est l’une des meilleures parties.

9 lives : C’est pourquoi je pose la question ! (rires)

A.K. : Si tu penses aux différentes étapes – la préparation, le tournage, le montage, la présentation – c’est le montage qui prend le plus de temps. C’est là où tu prends la matière brute et tu lui donnes forme, tu la sculptes.

9 lives : Vous utilisez quel logiciel ?

A.K. : Final Cut Pro. Je m’en sers depuis douze ans. J’essaie de ne pas trop changer ni de caméras ni de logiciels, je les garde aussi longtemps que possible. Je ne suis pas animé par la technologie mais par ce qui se passe dans mon esprit.

Si je te montre mes carnets (il en sort un), tu vois que d’abord je visionne tout, puis une nouvelle fois, en prenant des notes très détaillées. Ensuite je commence le montage, regarde à nouveau pour voir s’il manque toujours quelque chose. Je ne sais pas combien de carnets j’ai rempli de chiffres et de notes, comme le cahier d’un fou.

9 lives : Et le son ? Parfois c’est clair qu’il était là…

A.K. : Toujours, il est toujours enregistré avec l’image. Mais parfois il n’y a que ce qu’on appelle l’ambiance sonore [room tone]. Quand le son est très faible, on l’entend mal, surtout dans un espace d’exposition, mais il est toujours là

9 lives : Vous n’en ajoutez pas ?

A.K. : Dans 99,9 % des cas, non. Mais si, par exemple, je suis en train de filmer Clock Master (2006), et quelqu’un dit hors champ : « M. Gurgan, je peux chercher un toast, svp ? », je l’enlève. Je dis que la réalité s’est trompée et qu’il faut rester fidèle au son de l’image et restituer l’ambiance sonore. Mais c’est très rare.

9 lives : Enfin, il y a la présentation de vos vidéos, qui revient à une véritable scénographie. Est-ce une démarche qui a évolué avec l’accès à des lieux plus importants ? J’ai vu que juste avant de commencer les « Obstructions » (2005-2015), vous aviez réalisé un projet avec de petites vidéos présentées dans la vitrine d’une boutique à Istanbul. 

A.K. : Oui, il s’agissait de Today. Les vidéos étaient tournées chaque jour et montrées chaque soir. Mais j’expérimente les possibilités d’échelles différentes dès le début. La deuxième fois que j’ai montré Clock Master, je l’ai projetée sur la façade d’un bâtiment à Istanbul et la vidéo est devenue une œuvre architecturale. A une échelle plus petite, il y a aussi une dimension architecturale mais on ne l’imagine pas de cette façon.

9 lives : Et c’est toujours vous qui concevez les expositions, jusqu’au dernier détail ?

A.K. : Bien sûr ! C’est là où tout prend son sens, ou non. Si tu ne t’occupes pas des détails toi-même, tu n’iras nulle part. Et non seulement cette fois-ci, mais aussi la prochaine fois, parce que c’est dès cette étape que tu apprends.

9 lives : Si on peut prendre un peu de recul maintenant – comme vous le faites avec des vidéos plus récentes qui explorent des lieux et des espaces – , j’aimerais parler de votre propre parcours. « Ali Kazma, né à Istanbul, vit à Istanbul », c’est très simple. Mais en fait, vous êtes parti aux Etats-Unis à l’âge de 20 ans – 

A.K. : 19 ans, même !

9 lives : – et vous y êtes resté une dizaine d’années.

A.K. : 4 ans dans le Colorado, ensuite 1 an à Londres et environ 6 ans à New York.

9 lives : Pourquoi le Colorado ?

A.K. : Bon… Je pensais faire des études à Syracuse, dans le nord de l’État de New York. Mais quand j’ai vu les galeries souterraines creusés pour permettre aux étudiants de circuler en hiver, je me suis dit qu’il ferait trop froid. Et le Colorado était tellement différent de tout ce que je connaissais : j’ai grandi grandi dans une ville et ne savais rien des montagnes, de la nature. J’étais jeune, je voulais vivre autre chose, sortir de ma zone de confort.

9 lives : Quand on part à l’étranger à 19 ans, on apprend vite qu’il n’y a pas qu’un seule façon de faire les choses.

A.K. : Tout à fait. Je crois que tout le monde devrait le faire, qu’il faut s’extraire de la zone de confort, ne pas trop s’installer dans des lieux et des habitudes.

9 lives : Qu’est-ce que vous pensiez étudier ? 

A.K. : Architecture. Mais dès que j’ai commencé, j’ai compris que je n’étais pas très doué, que la navigation de l’espace ne me venait pas naturellement. Je n’étais pas le pire mais certainement pas le meilleur. J’étais médiocre. Et quand je fais quelque chose, je n’ai pas envie d’être médiocre. Alors, j’ai arrêté. Puis j’ai compris que j’avais une meilleure appréhension du temps. Pour moi, le temps est comme un espace et je peux le ressentir très concrètement. Or je me suis progressivement mis au cinéma.

9 lives : Vous êtes donc allé à New York, via Londres, pour étudier à la New School for Social Research. C’était quelle sorte de programme ?

A.K. : Il y avait deux volets, théorie et production. L’enseignement de la production était très concrète, technique, mais du côté théorie, on avait de bons intervenants, comme Bill Viola, qui était un dieu pour nous. Et il se passait toujours des choses. L’école avait un bonne salle de projection. Il y avait le cinéma indépendant Film Forum, les Anthology Film Archives de Jonas Mekas… Et nous travaillions très dur, tout le monde faisait de son mieux.

9 lives : Parallèlement à ces différentes expériences à l’étranger – Boulder, London, New York – il y a aussi Istanbul, la Turquie.

A.K. : Je n’ai jamais mis en avant le fait d’être « d’Istanbul » parce que je n’ai pas envie d’être étiqueté. Quand on est « de » cette ville, on devient exotique et pour moi, ceci n’est pas un argumentaire de vente. C’est plutôt une source de malentendus. Venir d’une ville comme Istanbul, c’est presque trop ! Si vous voulez remonter 8 000 ans, vous avez 8 000 ans. Vous avez les Romains, les Byzantins, les Ottomans, la République turque. Et Istanbul a toujours été un lieu d’affrontements, d’une violence parfois productive et parfois difficile, un point de confluences, de mélanges en évolution constante.

Je dirais que tout cela m’a donné une capacité de survivre face aux réalités d’aujourd’hui, quand le monde entier est devenu ce que je connais d’Istanbul. J’ai toujours su qui je suis, d’où viennent ma famille et ma propre histoire. Mais j’ai compris également que dans des endroits très près, il y avait des gens qui n’étaient pas forcément comme moi. Quand tu montes dans un taxi, tu regardes le gars qui conduit et tu comprends tout de suite qu’il est différent de toi. Bien qu’il soit turc, il a un autre regard, une autre compréhension de la vie. Comme dans toute grande ville, bien entendu, mais c’est peut-être plus « épicé » à Istanbul.

9 lives : Pour moi, cette multiplicité de regards se traduit par des récits qui dépassent les catégories habituelles de vidéo documentaire ou vidéo d’art.

A.K. : Exactement. La distinction est sans importance.

9 lives : Je dirais que ce sont plutôt des essais visuels.

A.K. : Tout à fait. Essais filmiques. J’aime bien cette définition.

9 lives : Et l’essai comporte par nature une dimension critique.

A.K. : Bien sûr ! Mais sans la rendre évidente. Je ne veux pas faire de la propagande. Je ne vois pas l’intérêt de raconter aux gens ce qu’ils savent déjà. Chaque fois que je fais un film, ou, disons, « écris un essai », j’essaie d’apprendre. J’essaie de m’approprier quelque chose, de l’intégrer dans ma compréhension du monde. J’essaie de faire des rapprochements avec ce que j’ai déjà vu mais, comme tout penseur ou artiste, je crois que le monde pourrait, et devrait, être meilleur. Il ne suffit pas de dire : « OK, il faut que tout le monde soit très aimable, qu’on s’entraide ». Il faut ajouter quelque chose à la vie, afin d’améliorer la compréhension du monde. Mon travail, c’est complexifier la vie, augmenter les possibilités.

9 lives : En effet, dans la plupart des vidéos, je ressens un élément déstabilisateur, anxiogène. Même dans Calligrapher (2013), il y a toute la beauté des gestes et de l’écriture mais aussi le grattement du calame…

A.K. : C’est la clé de cette vidéo. Je ne savais pas que la calligraphie faisait un tel son mais quand je l’ai entendu sur place, je me suis rendu compte qu’il s’agit de la résistance du calame sur le papier, qu’il faut exercer une force afin de le déplacer. Donc il m’était très important de pouvoir enregistrer ce mouvement qui n’est pas toujours fluide, joli, doux.

9 lives : Afin de sortir les regardeurs de leur zone de confort, comme vous le dites.

A.K. : Oui, parce que filmer revient à se servir d’une loupe. En filmant, tu regardes à travers une loupe et tu découvres des choses que tu ne vois pas d’habitude. Il y a toujours des imprévus ! Quand je réalisais Brain Surgeon (2006), je ne m’attendais pas à ce qu’il ouvre la crâne de la patiente tout d’un coup, sans aucune préparation. Il était comme un menuisier et ça m’a fait un vrai choc. Et c’est toujours comme ça, parce que la réalité a plus de facettes que tu n’imagines.

INFORMATIONS PRATIQUES :
• Exposition
ALI KAZMA « Souterrain »
Jusqu’au 21 janvier 2018
Jeu de Paume
1 place de la Concorde
75008 Paris
http://www.jeudepaume.org
• Livre d’artiste
Ali Kazma. A Voyage Around Our Minds, Texte d’Alistair Hicks.
Istanbul, Umur Publishing, 2017. 20 €.
ISBN : 9783980682152
(disponible à la librairie du Jeu de Paume)
• Vidéo
Portrait filmé : Ali Kazma commente l’exposition « Subterranean »
http://www.jeudepaume.org/?page=article&idArt=2924

A LIRE : 
Avec « Souterrain » ALI KAZMA, déterre l’invisible et propose au Jeu de Paume une exposition plus lumineuse qu’il n’y parait.

Miriam Rosen
Voyageuse immobile, Miriam Rosen parcourt le monde à travers les images et les textes. Elle écrit depuis de nombreuses années sur la photo et le cinéma dans des journaux et des revues tels que  Libération, Mouvement, Le Journal de la Photographie, Artforum, Aperture et Camera Austria. Ce feuilleton consacré aux vidéos syriennes depuis le soulèvement de mars 2011 complète le portfolio « Syrie, intimes convictions » paru dans Fisheye Magazine n° 21, novembre-décembre 2016.

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