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In Color : Luigi Ghirri au Jeu de Paume

Temps de lecture estimé : 6mins

Bien des photographies, alors qu’elles n’ont pas d’ambition esthétique décryptent un quotidien fait d’images simples, documentaires, à force de mesures, de cadrages très assumés, de délimitations d’un « cadre » où s’inscrit la réalité des représentations du réel italien dans les années 70, tant le regard est entré dans un décryptage des territoires issus de la ville de Modène. C’est une rencontre avec l’époque, l’espace et le désir de tenir une sorte de journal de la séduction de l’ordinaire dans une concentration du regard sur ce qui l’appelle, le frappe et fait dialogue avec l’oeil du géomètre, puis du photographe.

Géomètre de formation, Luigi Ghirri commence à photographier durant le week-end au début des années 1970, arpentant les rues, places et faubourgs de Modène, soumettant son environnement quotidien à son oeil de géomètre, scrutateur, musical, tentant de mesurer une sorte de “fréquence” visuellement, un battement des architectures et du temps, un rapport du vernaculaire à l’histoire et à l’habitat, une sorte de jeu avec cette réalité du quotidien qui semblent appeler un dialogue.

« Je m’intéresse à l’architecture éphémère, à l’univers de la province, aux objets considérés comme de mauvais goût, kitsch, mais qui, pour moi, ne l’ont jamais été, aux objets chargés de désirs, de rêves, de souvenirs collectifs […] fenêtres, miroirs, étoiles, palmiers, atlas, globes, livres, musées et êtres humains vus par l’image. »

C’est une exposition somme toute savante dans l’ensemble des thèmes abordés au fil de cette longue et passionnante rétrospective. Celle ci cherche à établir ces séductions de l’ordinaire, des paysages au quotidien, de ce qui semble banal dans la proximité des jours où le photographe-géomètre rationalise sa production visuelle en l’assemblant selon ses propres sèmes, dessinant une carte mentale de ces pérégrinations où les murs, le regard s’entichent de gros plans d’affiches faisant éclater le message pour le condenser, le réduire ou le libérer, à une forme de concertation , de jeu visuel, une condensation déréalisante et faisant poésie. On sent toute une vie intellectuelle riche chez Ghirri, introspectivement élective s’emparant de tout fragment pour le rattacher à un autre, preuve du même sens, ou d’une sonorité proche, concomitante de la vie alentour.

Citons Pérec, Borges, le Nouveau Roman et cette littérature objective qui grâce à Topologie d’une cité fantôme d’Alain Robbe-Grillet ou à la chevelure de Bérénice, de Claude Simon, fait sens et se propage dans l’Europe intellectuelle au même titre qu’une avant-garde, Luigi Ghirri gagne par ce peuplement intensif des sèmes structurants sa production, cet air de liberté qui fait aventure, et dont l’ intensité descriptive porte dans une sorte de distance, une objectivation du réel, alors fortement politique dans ce contexte des années 70/80.

Une action d’entomologiste, double cette volonté d’établir des relevés et de faire parler au delà du silence et par la photographie, tout un Topos, de construire des ensembles, d’y arrêter des thèmes et de noter des pratiques sociales.

Il est ainsi question du regard de l’époque. S’agit il en ces années, plus de présenter le monde comme un objet mesurable, de faire collection, de créer des groupes d’images dans une harmonique, d’établir cette objectivité, de présenter le monde ou de représenter le monde selon une esthétique pour accéder aux champs ouverts par toute l’époque où un nouveau souffle décoiffe, Nouveaux Réalistes, Nouveau Roman, Nouvelle Vague, Structuralisme, Pop Art, etc… définissant de nouvelles attitudes, établissant de nouveaux concepts, une nouvelle action critique, d’autres textualités, d’autres regards.

L’attitude créative et intellectuelle de Ghirri semble faite d’associations, d’assonances, de contrastes, d’oppositions ou de semblances, d’appels, de contiguïtés, d’opportunités même, de rapprochements, dans une volonté d’associer des éléments qui s’appartiennent formellement et d’en relever une harmonie, une sorte de musique visuelle, de partition sensible. Tout cela définit une attitude assez sémiologique, traversée d’une intention, d’une volonté d’échapper aux stances psycho-affectives qui inscrivent une raison dans une métaphysique initiant un esprit dans la profondeur des objets et des choses, des livres, comme des paysages, des scènes sociales, des lieux et des points du paysage, cartographiés, estampillés comme lieux dits touristiques.

Ici l’oeuvre travaille à chaque moment, il semble qu’elle entretient un processus de production, qu’elle génère une action qui semble ne cesser d’agir sur elle même et sur l’intimité dans la distance d’une réfraction, d’un éclat de quotidien, comme un éclat de soleil… impression ultra stimulante et lente, pacifiée, plaisante, alors qu’elle ne cherche que le murmure des choses, ce son si particulier qui circule de thème en thème, de salle en salle.

Tout en accompagnant ce regard qui scrute ces mondes artificiels, produits, établis par la publicité pour exemple ou le tourisme de masse, ponctuels, échappés de leur environnement, Luiggi Ghirri affirme concrètement un concept dans une distanciation: une distance entre l’objet et sa photographie se crée par le relevé des codes sociaux qui traversent l’époque, et qui semblent pour le plus grand nombre, invisibles mais contaminants, idéologiquement.

Cette mise à distance a une valeur propédeutique, elle préserve ce quant à soi nécessaire à une liberté d’être et d’action, elle donne à voir, en creux, ce qui agit le regard de Ghirri et renseigne sur sa capacité à créer des sèmes, du sens, un ordonnancement curieusement, afin de pouvoir ranger les choses, ainsi l’intimité de la bibliothèque apparait elle dans un être là permanent.

Une forme de déréliction sèche induit une attitude sémiologique et offre une pratique de dé-lecture des contextes politiques et esthétiques des territoires abordés, qu’ils relèvent des murs de banlieue – Catalogoo- des livres de la bibliothèque, – Identikit – ou de la perception du ciel, une photographie par jour sur un an – Infinito 1974, miraculeuse, Luigi Ghirri n’a cessé de réfléchir l’acte photographique et sa portée intellectuelle comme un élément précis de vie, un point de vue sur le monde, un ferment de visions et d’expériences entrecroisées.

La scénographie est superbe, calme, réfléchie, posée, pacifiante, elle intègre les couleurs de l’habitat, parme, sienne, vert. Un air d’Italie, années 70/80…

INFORMATIONS PRATIQUES

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A LIRE
Carte blanche à Claude Nori : L’amico infinito, Luigi Ghirri

Pascal Therme
Les articles autour de la photographie ont trouvé une place dans le magazine 9 LIVES, dans une lecture de ce qui émane des oeuvres exposées, des dialogues issus des livres, des expositions ou d’événements. Comme une main tendue, ces articles sont déjà des rencontres, polies, du coin des yeux, mantiques sincères. Le moi est ici en relation commandée avec le Réel, pour en saisir, le flux, l’intention secrète et les possibilités de regards, de dessillements, afin d’y voir plus net, de noter, de mesurer en soi la structure du sens et de son affleurement dans et par la forme…..

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