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Carte blanche à Claude Nori : L’amico infinito, Luigi Ghirri

Temps de lecture estimé : 8mins

Aujourd’hui, mardi 12 février, sort le dernier ouvrage consacré à Luigi Ghirri « L’amico infinito ». Le livre est édité par Claude Nori, des éditions contrejour, fidèle ami du photographe. Pour sa première carte blanche, notre invité de la semaine, partage avec nous un extrait du livre qui relate une anecdote en hommage au sens de l’humour de Ghirri.

Blowin’ in the wind à Formigine, en direct du Metropolitan

Une journée dans la périphérie de Formigine, petite ville de l’Emilie Romagne à onze kilomètres de Modène. La municipalité refusa dans les années cinquante à Enzo Ferrari d’installer le siège de sa Scuderia, ce qui l’amena finalement à se déplacer à six kilomètres de là, à Maranello. Ce renoncement d’industrialisation massive préserva sa vocation résidentielle et plusieurs employés de l’illustre écurie vinrent habiter là, en même temps que les ouvriers des petites industries de la céramique et des entreprises de transformation porcine.

Un rond point démesuré au milieu de nulle part autour duquel zigzaguaient quelques jeunes illuminés sans casques sur des mobylettes pétaradantes. Et garés tout autour, des camions avec ou sans remorques. Les chauffeurs semblaient avoir trouvé une place idéale de parking gratuit et d’aire de repos pour dormir en toute sécurité ou s’offrir une prostituée. Soudain, des lampadaires immenses projetèrent une lumière crue et verdâtre sur ces lieux sortis à l’improviste au milieu des champs. Des non-lieux, anonymes comme il en existe partout autour des villes et que les touristes ne visitent pas. À peine plus loin, une rangée de pavillons modernes étaient impeccablement alignés de part et d’autres d’une avenue goudronnée de sorte qu’il était quasiment impossible de les différencier. Dans l’un d’entre eux, le téléphone retentit :

– May I speak with Luigi Ghirri, please ?


Paola se décida finalement à décrocher le téléphone sur la commode, une tasse à café en faïence à la main. Chez les Ghirri, l’exercice du téléphone fut toujours un acte obligé et fatiguant dont ils s’acquittaient par des soufflements et des haussements de paupières. Ils ont toujours considéré la sonnerie stridente du téléphone comme une atteinte à leur volupté, une intrusion à leur vie domestique et à l’énergie créatrice qui ne supportait aucune interruption lorsqu’elle bouillonnait, c’est à dire à peu près tout le temps.
Elle répondit un «yes» sans entrain, histoire de se donner le temps et de prendre ses marques. Si les italiens ont, pour la plupart d’entre eux, du mal à comprendre et à parler l’anglais, pour Paola et Luigi la pratique de cette langue se réduisait à quelques expressions communes, à quelques titres de livres et de disques ou de certains passsages de rocks américains pourvu qu’ils soient prononcés en ouvrant bien les voyelles un peu à la manière des marchands de tissus ou de tapis indiens.

Mais avant de déranger Luigi affalé sur son canapé, elle s’enquit de son interlocuteur.

– Who is speaking ?
– I am the personal secretary of Bob Dylan in New York.

À cet instant précis, comme foudroyée ou saisie par une décharge électrique, Paola se dressa d’un bond, et d’un signe de la main, appela frénétiquement Luigi plongé dans la lecture de son journal. Il se leva comme à l’habitude en soupirant et daigna saisir le combiné du téléphone que lui tendait Paola:

– Si ? interrogea-t-il avec peine.
– Are you Luigi Ghirri ?

– Yes, yes is me!

– Marina Duncan, I am the secretary of Mr Bob Dylan.

Luigi saisi de vertige, ne savait que répondre, il répéta « Bob Dylan, secretary… » se mit à bafouiller « yes, yes ». Paola accoudée sur le plateau en marbre s’empara de l’écouteur annexe et le plaqua contre son oreille pour ne rien manquer de la conversation.

 – Mr Dylan saw your book Kodachrome. He likes it very much !

Le visage de Luigi subit à cet instant une déflagration intérieure. Une coulée de miel partant de son estomac sembla remonter jusqu’à ses lèvres puis à ses yeux pour l’irradier d’un bonheur intense qui aurait pu l’isoler totalement du monde si la voix nasillarde au téléphone n’était venue le ramener sur terre.

Je suis obligé d’effectuer une parenthèse afin de dire l’importance que Bob Dylan occupait dans la vie de Luigi, non pas l’aura qu’un chanteur ou un groupe peut exercer sur le commun des mortels mais une sorte de dévotion dépassant largement les confins du musical. Luigi était un fan déchaîné, absolu, capable d’énumérer toutes les chansons du maître, de fermer les yeux en écoutant sa voix, de me citer tous les livres qui lui étaient consacrés, les disques autorisés et les cassettes pirates qu’il possédait de son idole. Il chantait faux, mais avec son accent d’italien du nord il hurlait parfois un passage, un refrain qui lui tenait à cœur. Oui, car Dylan était une idole qui rythmait sa vie et celle d’autres fans comme Carlo Feltrinelli avec lequel il se déplaçait pour suivre les concerts un peu partout en Europe. Chaque concert de Bob était unique, une pièce de collection éphémère dans laquelle il modifiait ses chansons, changeant de rythme au gré des musiciens qui l’accompagnaient, avalant des strophes, camouflant des refrains sous d’autres paroles sans reprendre son souffle. Dans sa voiture déglinguée et enfumée, il nous arrivait souvent d’hurler « Like a Rolling Stone » alors que défilaient autour de nous les paysages brumeux du Pô qui par instants nous faisaient penser aux photographies de Walker Evans.
Synonyme de liberté et de rébellion, Bob Dylan comptait tant dans sa vie car il illustrait les rêves et les désirs d’une génération qui avait décidé de mener une autre vie que celle de ses parents, de regarder le monde différemment pour le transformer. De nombreux points de rencontres, des coïncidences, et des similitudes existaient entre le blues, la poésie et les images qui se répondaient pour de nouveaux dialogues.

La secrétaire expliqua à Luigi que pour la couverture de son prochain album, Bob Dylan aimerait qu’il fasse une image spécialement pour lui, peut être un portrait en situation, ou une métaphore, il ne savait pas encore très bien.
Serait-il prêt à venir à New York la semaine prochaine ? Pourrait-il proposer une idée? et Luigi, toujours l’écouteur contre l’oreille et la cigarette tremblante au bout des doigts perdait pied, pris de vertiges.

C’est à ce moment qu’avec Gino, la fille avec qui je vivais, nous décidâmes d’arrêter la plaisanterie qui prenait des proportions que nous n’avions pas prévues. Nous commencions à être saisis d’un fou rire nerveux et nous voulions faire redescendre sur terre l’ami qui flottait au dessus des nuages.

Gino qui parlait couramment l’anglais avait eu l’idée de cet appel à la fin d’un repas où nous avions parlé de l’Italie, de Lucio Battisti mais surtout d’Aldo Rossi, l’architecte qui avait construit le Cube rouge comme une œuvre de Giorgio De Chirico au centre du cimetière de San Cataldo à Modène et que Luigi avait magnifiquement interprété. Nous partagions la même passion pour son livre « Autobiographie scientifique » dans laquelle l’architecte milanais racontait sa technique et son art dans un discret désordre où se mélangeaient les lieux, les choses oubliées, les lumières, les formes, les regards, les auteurs aimés afin de parcourir à nouveau les références et les origines de son propre travail. Nous savions que Luigi adorait faire des blagues et prendre au piège quelques uns de ses amis peintres prétentieux qu’il appelait en se faisant passer pour quelqu’un du Metropolitan Museum de New York avant de raccrocher en faisant des bruits étranges comme si la ligne avait été coupée.

Nous avions réussi notre coup mais la déception que dut éprouver Luigi me fit mal au cœur. Peut être, philosophe, trouva-t-il une consolation en sortant dans le petit jardin devant la maison en scrutant les étoiles alors que lui venait cette pensée :
« Les nuages continueront à passer dans le ciel quand Dylan, quelque part dans le monde, chantera la pluie, la terre et les amours perdus, les ruelles et les apparences, la nostalgie pour la neige du Nord et les disparitions, les piments rouges et les fenêtres grandes ouvertes, et la vérité. »

Dehors, autour du rond point, un semi-remorque bleu portant une inscription blanche d’une marque de salaison sur toute sa longueur fit quelques manœuvres pour se garer sous le faisceau de lumière d’un lampadaire. Le conducteur descendit, s’assit sur la marche de la portière et alluma une cigarette avec un briquet.

Tiré du livre Luigi Ghirri, l’amico infinito. Ed Contrejour

LIVRE
L’amico infinito
Luigi Ghirri
17 x 23 cm
196 pages
28€
https://www.editions-contrejour.com

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