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Rencontre avec Elad Lassry, actuellement exposé au FRAC Île-de-France, Le Plateau

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Le FRAC Île-de-France, Le Plateau consacre actuellement une exposition monographique à Elad Lassry – artiste de 41 ans originaire de Tel Aviv et vivant à Los Angeles – dont le travail interroge la relation entre objet et représentation. Jusqu’au 9 décembre prochain, vous pourrez découvrir des œuvres inédites mêlant photographies, sculptures et vidéo.
Entretien avec Xavier Franceschi, commissaire et l’artiste.

Xavier Franceschi : L’exposition au Plateau ne présente pratiquement que des nouvelles pièces – photographiques et sculpturales – produites spécialement pour l’exposition. Quel est le point de départ de ces nouveaux projets ?

Elad Lassry : Je dirais que j’ai simplement repris les choses là où je les avais laissées. Je crois que tu m’as contacté après avoir vu des sculptures que j’ai réalisées l’année dernière. Ces sculptures prolongent en fait un corpus d’oeuvres commencé en 2015 pour une exposition ici, à Los Angeles, dans laquelle je présentais des sortes d’éléments porteurs, des structures qui, paradoxalement, étaient à la fois solides et creuses, denses et pleines, et dont on pourrait dire qu’elles ressemblaient à plusieurs choses : des paniers, des haltères de type « kettlebell », des navires rouliers, etc.
Je les avais installées d’une manière linéaire et interconnectée qui sous-entendait un système – et elles formaient effectivement un système. Le travail que j’ai conçu pour l’exposition au Plateau creuse le même filon. Actuellement, je suis en train de chercher – avec un certain plaisir et, je l’espère, du succès – différentes méthodes pour créer de l’ordre et du sens à propos de ce passage entre tridimensionnalité et planéité, et vice versa.

XF : Parmi tes nouvelles oeuvres photographiques figure une série d’images de trois jeunes femmes que l’on pourrait assimiler à des top-modèles posant pour un shooting de mode. Ces images répondent aux normes de ce genre de photographie – elles sont parfaitement nettes, précises, etc. – et pourtant l’ensemble – les poses, les vêtements, les expressions sur leurs visages, etc. – apparaît paradoxalement très étrange. Comment est née l’idée de cette séance photo ?

EL : Je me souviens que lors de l’évaluation de mon exposition de thèse, qui avait été vivement discutée et critiquée par mes collègues étudiants, nous avions opéré un rapprochement entre deux photographies : à droite, le portrait d’une famille aux cheveux blonds ; à gauche, une constellation abstraite d’air, de réflecteurs et d’étagères. Ou pour le dire de manière plus générale : une abstraction associée à un portrait de famille. Je me souviens avoir soutenu que les deux images étaient identiques. Bien évidemment, je disais cela de manière un peu provocatrice. Mais à vrai dire, j’étais intimement convaincu que c’était bien le cas. Il me semblait qu’elles contenaient des informations similaires – à commencer par les cheveux jaunes, leur surface – et qu’à bien des égards, c’était là tout ce que la photographie était capable de signifier. Je mentionne cette anecdote parce qu’elle me semble liée à ta question.
Je rechigne à accepter les conventions visuelles. Non pas par volonté de rébellion ou pour problématiser à tout prix, mais je considère vraiment que c’est la meilleure position à adopter lorsque l’on travaille avec ce support – un support qui, il ne faut pas l’oublier, est historiquement empreint de doutes ; il suffit de penser aux procès autour des photographies de fantômes ou de fées, aux photographies de guerre iconiques qui se sont avérées fabriquées de toutes pièces ou manipulées, ou simplement à ce que l’on peut faire aujourd’hui avec Photoshop. En somme, j’opère dans un domaine qui a été investi par l’incapacité à générer du sens, ainsi qu’à capturer des éléments de notre constitution biologique ou de notre psychologie. Un autre aspect qui m’intéresse beaucoup concerne la manière plutôt amusante dont le monde de l’art discute et se réapproprie sans cesse la photographie. D’une part, il y a le phénomène de la photographie commerciale bien exécutée en tant que genre photographique étrangement « noble ». Il se peut que dans ce contexte, le savoir-faire fasse effet de légitimation. Je repense à un voyage à New York quand j’avais une vingtaine d’années, au cours duquel une femme dont je venais de faire la connaissance m’a « introduit » dans ce qu’elle appelait un « vernissage VIP » à Chelsea. Il y avait un vigile à l’entrée de la galerie et un homme qui avait la liste des invités. À l’intérieur il y avait une série de photographies de mode, toutes en noir et blanc, de modèles occidentaux et de quelques animaux, des images parfaitement lisses, disponibles à l’acquisition dans toutes sortes de formats. Je me souviens de ma nouvelle amie me disant: « Il m’a promis un tirage. » Ce mot, prononcé sur le même ton que celui qu’elle avait employé, j’allais l’entendre maintes fois au cours des dix années qui ont suivi – de la bouche de mes modèles. En effet, lorsque je proposais à quelqu’un de le photographier pour une oeuvre, la personne me demandait souvent : « Est-ce que je recevrai un tirage ? ». Je n’ai jamais pensé que ma pratique consistait à faire des « tirages », ou alors je me rendais compte – et cela est intimement lié à certains aspects de ma pratique – que c’était là encore un autre élément de cette fracture dans la manière de regarder l’image. Dans l’exemple de l’exposition à Chelsea, ces photographies de mode réalisées sur commande étaient synonymes de photographie experte, voire de maîtrise. Qu’elles fussent vides de sens n’importait guère, puisqu’elles étaient considérées sous l’angle de qualités pour ainsi dire pré-modernes, avant l’art conceptuel.
Détachées des mutations culturelles récentes. Elles étaient autre chose : elles étaient, comme je l’appris, de bonnes photographies.

XF : Pour rebondir sur cette idée d’associations photographiques : tu as parlé d’« unités » que tu accumules dans une banque d’images. Est-ce toujours le cas ?

EL : J’ai appelé « unités » les photos que j’ai exposées au fil des ans pour éviter de leur donner des noms qui m’auraient détourné de mon projet. Je ne m’intéressais pas à elles en tant que photographies. Je ne voulais pas faire de photos intéressantes ou belles, non pas parce que c’est une activité frivole, mais parce que ce n’est pas cela qui m’incite à photographier. En fait, j’ai souvent dit que je préférais ne pas prendre de photos si une exposition n’en requérait pas. Revenons donc à la terminologie. Dans la mesure où j’envisageais mon travail sous cet angle – où la photographie était autant un objet qu’une image et où mes modèles devaient avoir une apparence indéterminée, être d’origine incertaine, voire, dans certains cas, « orphelins », venus de nulle part et de partout – j’ai décidé de les considérer comme des « unités ». Ce sont des unités parce qu’elles sont des blocs, parce qu’elles sont une monnaie d’échange, parce qu’elles sont vidées de leur substance mais saturées. Présentes et absentes à la fois. Constituentelles
une banque de données ? Oui, dans le sens où il y a une femme et un homme, un chien et un chat, une pomme et une orange… Je dirais que je travaille de manière similaire sur le plan philosophique : les photographies ne m’intéressent toujours pas en tant que telles, mais en tant qu’autre chose. Bien que je ne sache pas exactement quelle est cette chose.

XF : Tu as indiqué qu’il est possible de reconnaître les femmes sur ces photographies, dont l’esthétique semble se conformer à celle des magazines de mode, parce qu’elles ont figuré dans des images commerciales. Cela me rappelle tes oeuvres incluant des photos d’Anthony Perkins. Il est intéressant de noter que même si on l’y reconnaît, le doute persiste… Il y a quelque chose de curieux et d’inquiétant dans ce phénomène, et c’est précisément cela qui fait la force de ce travail. Le même principe est-il à l’oeuvre ici ?

EL : Bien sûr. J’oscille entre industries réelles et inventées par le biais de leurs protagonistes – qui ne sont jamais tout à fait reconnaissables, puisque mon intérêt ne porte pas sur la célébrité, mais sur les aspects et les stratégies d’inclusion. Je ne parle pas de l’inclusion au sens politique, mais systémique. Certains systèmes fonctionnent, d’autres ne fonctionnent pas ; certains systèmes ont infiltré la culture populaire, d’autres restent un peu en marge des choses. Donc, la possibilité que certains sujets apportent un contexte additionnel est très pertinente pour ce que je fais, tout comme l’incertitude entourant l’origine de l’image. Dès lors qu’une image est « portée » par une entité commerciale, certains changements s’opèrent, du moins en termes de réception.

XF : Pour rester – peut-être – dans l’univers de la mode : d’autres photos montrent des paires de chaussures (elles aussi intemporelles ou classiques) sur des sortes de présentoirs, parfois associées à des images trouvées de poissons ou d’autres animaux marins, mais toujours retouchées de motifs à la peinture blanche. Encore une fois : Pourquoi ces chaussures ? Pourquoi ces interventions picturales ? D’où vient cette association avec la faune
marine ?

EL : Franchement, de mon point de vue, aucune de ces séries n’a à voir avec la mode. Les bottes sont des négatifs de photographies de grand format des années cinquante réalisées pour le compte d’un grand magasin. Les négatifs sont utilitaires, un moyen d’organiser, d’archiver et de vendre des produits. Ils représentent cet aspect de l’image lié à l’utilité et à l’industrialisation, et ici ils sont associés à un autre exemple de photographie fonctionnelle, qui illustre une race, un type, une espèce donnée – en d’autres termes, un inventaire. Je voulais marier ces différents exemples dans une approche très différente, que l’on associe généralement à l’expression et à l’expérimentation.
Il y a une dualité, si ce n’est une véritable tension, entre les deux manières dont l’image est traitée. La surface de certaines de ces oeuvres est perturbée davantage encore par des interventions délibérément simplistes. D’autres formes jaillissent de leur surface, créant une nouvelle image. L’espace de représentation est littéralement perturbé – en partie bloqué ou recouvert, en partie saillant là où il était auparavant plat.

XF : Prenons un exemple et essayons d’être précis. Dans l’une de tes pièces, on trouve trois éléments : une image d’une femme lançant une balle, une image plus grande d’un saumon et une boule en acier inoxydable découpée en tranches. On peut déjà y voir certaines correspondances, mais peux-tu nous en dire plus sur cet improbable display ?

EL : Pour être honnête, je ne vois pas de correspondances. J’irais même jusqu’à dire que je vois des collisions. Je soupçonne, de la manière dont la question est posée, que tu y vois des métaphores, n’est-ce pas ? Je suis terrifié par les métaphores quand il en va de mon travail. Pour reprendre ton exemple, permets-moi de commencer par l’image encadrée : il s’agit d’une planche contact, imprimée sur fibre, d’un négatif 35 mm découpé dans un rouleau de pellicule de 36 images. Pour moi, ces deux décisions rattachent la pièce à une industrie, à une histoire et à une certaine forme de conversion, celle qui mène du vocabulaire visuel associé au tirage argentique analogique au négatif 35 mm, voire à l’événement désormais historique de sa démocratisation, il y a de cela des décennies, avec l’introduction de l’appareil photo compact. L’image du saumon a été collée à même le tirage photographique. Prélevée dans une publication existante, comme on le devine sans peine, elle est de nature simple et utilitaire, renvoyant à la capacité de la photographie à classer, archiver, etc. Dans les cas d’usage utilitaire, les éléments visuels ont une importance moindre. Enfin, la boule en acier inoxydable découpée en tranches « détourne » l’espace photographique en s’insérant dans celui-ci. Comme si elle avait été jetée sur la photo, elle traverse le verre du cadre, le tirage et enfin l’acrylique du cadre. Je vois cela comme une invitation à reconsidérer l’espace de représentation, où l’aspect tridimensionnel participe au blocage d’une partie du tableau, évoquant ainsi à nouveau sa composition et son espace.

XF : Nous allons également montrer ce film extraordinaire que tu as réalisé, Untitled (Eggs, Eyes). Peux-tu le décrire brièvement ?

EL : Je suis content que tu aies aimé ce travail. Le film a été réalisé à l’origine pour une exposition à The Kitchen à New York et a ensuite été présenté au Guggenheim. Il alterne entre deux scènes entièrement tournées en mode « table top » dans un studio. Il s’agit de deux plans fixes tournés en 16 mm. Dans l’une des scènes, deux groupes d’oeufs disposés dans différentes directions sont ordonnés puis secoués ; dans l’autre, on voit un écran rouge Kodachrome dans lequel ont été pratiquées trois ouvertures semblables à des yeux humains, mais disposant d’obturateurs fractionnés, de sorte qu’elles s’ouvrent et se referment comme si elles essayaient de voir et de donner à voir en même temps. Dans le dernier plan de coupe, on voit des blocs colorés assemblés en gratte-ciel façon skyline de grande métropole ; l’ensemble, filmé par derrière, tournoie. Ce travail renvoie aux premiers films expérimentaux et à la mécanique du mouvement, notamment par la manière dont s’ouvrent les fentes : on devine le mécanisme primitif derrière le mouvement brusque. La même chose vaut pour le mouvement des oeufs, qui rappelle les soubresauts d’une machine à laver. En même temps, je pensais à l’horreur des films scientifiques, ou plus précisément des premiers films scientifiques : autoritaires et neutres, indifférents à toutes les autres expériences filmiques, ils ne sont pas sans rappeler la production étatique de films d’information publique.

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