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Carte blanche à Fanny Lambert : Les chaînes Youtube des gilets jaunes – Dans le nouvel œil de l’information

Temps de lecture estimé : 6mins

Pour sa quatrième et dernière carte blanche, notre invitée de le semaine, la critique et commissaire indépendante Fanny Lambert, partage avec nous une réflexion passionnante sur les nouveaux relais d’informations que constituent les plateformes telles que Youtube. Les événements vus depuis l’intérieur…

« Tout a débuté par un essai, consacré à quelques-uns des problèmes, esthétiques et moraux, que pose l’omniprésence des images photographiques : mais plus je réfléchissais à la nature des photographies, plus elles devenaient complexes et suggestives. » Susan Sontag

En 2015, quelques jours à peine après les attentats du 13 novembre, je publiais dans L’Oeil de la Photographie un papier sur les coulisses du journal Libération. L’idée était de remonter le cours des événements depuis l’intérieur de la rédaction et de son service photo, en passant en revue le témoignage de photographes présents cette nuit là sur le terrain, la réception de l’information par le quotidien et enfin, son traitement à travers les choix et partis pris iconographiques.

Pour ce dernier jour de carte blanche, j’ai souhaité évoquer l’apparition d’un autre type de relais occasionné par les différents « Actes » des gilets jaunes via les chaînes Youtube.
Il ne s’agira pas ici d’en livrer une forme d’analyse mais simplement de dégager des pistes de réflexion que soulève ce phénomène quant au traitement et à la diffusion de l’information. A distance des réseaux et médias officiels, cette transmission est cette fois émise depuis l’intérieur de l’événement, tel que l’on peut le « vivre » en consultant les vidéos accessibles à tous.
Si le quotidien a pour vocation de transmettre au mieux et le plus rapidement possible les détails d’une actualité, il est également responsable de sa diffusion et de son effusion. Aussi bien du point de vue factuel qu’en terme symbolique.
Les photographes en commande ou missionnés sont souvent les premiers à être les transmetteurs de l’information, en raison, avant tout, du fort potentiel médiatique que suppose le véhicule des images. Celles-ci contribuant, comme chacun le sait, à une communication pertinente et rapide de la situation. La machine mise en route après la production des images alimente et finit d’achever son récit. Plus que de simples transmetteurs, elles sont autant de témoignages a priori représentatifs et fidèles de la réalité du monde.

Un peu plus de trois années ont passé. L’avancée technologique des smartphones ajoutée à la prise de conscience aigüe de la capacité de chacun à être témoin et à enregistrer les faits, sont passées par là. L’individu s’approchant de l’incident comprend alors qu’il est en mesure de « faire » ou de « réaliser » individuellement l’actualité.
Le mouvement des gilets jaunes, notamment, a généré de ce point de vue une attitude manifeste face à cette prise de conscience puisque plusieurs chaînes Youtube telles que Street Politics ou L’Actu Paris (pour ne citer qu’elles) postent en flux tendu et en dehors des médias officiels, des vidéos dont elles sont les productrices. Ainsi, les légendes attribuées aux postes sont souvent univoques ; elles sont précisément « là où les médias (télé) ne mettent pas les pieds ».

Nouvelle démocratisation de l’information ? L’actualité n’est plus immédiatement absorbée par une poignée d’informateurs, mais livrée, telle quelle, au plus grand nombre. Tout comme il en serait dans l’œil du cyclone, ces films « omniscients » dévoilent la réalité des affrontements entre manifestants et forces de l’ordre lors des rassemblements. Au beau milieu des gaz lacrymogènes, les militants improvisent des barricades de fortune, luttent, sont parfois blessés et agressés. Pas de commentaires dans la majorité des cas, si ce n’est quelques indications de lieux et d’horaires en sous-titre juxtaposées au son du direct. Puisque cette fois, il n’est plus question de « figer » le moment mais bien de le faire revivre. Equipés comme nombre de manifestants en casques, masques à gaz et autres prothèses de protection, les « réalisateurs » (nous les appellerons ainsi) se sont munis de « steadicam » ou enregistrent caméra à l’épaule. Exit les vidéos réalisées au téléphone, un montage sera effectué avant sa diffusion.
Parmi ces chaînes, différentes obédiences. Si la majorité est militante, provenant des milieux anarchistes, syndicalistes ou associatifs, d’autres semblent apolitiques ou se revendiquer d’une plus grande neutralité. Dans le cadre des gilets jaunes, toutes ont apparemment en commun la dénonciation des violences policières et la saisie des matériels de soin apportés par les Street Medics.

Les légendes attribuées à ces films parlent d’elles-mêmes : « image inédite et non censurée de la manifestation du …. ». Le mot est lâché. Comme une nécessité de montrer « véritablement » et de repousser l’instrumentalisation commune des médias. Ces vidéos n’ont plus ici pour projet de raconter ou relayer mais bien de regagner l’épicentre de l’événement. Que cela suppose-t-il ? Quel traitement pour quelle information ? Car les images conservent toujours leur pouvoir inhérent. Elles demeurent un point de vue et se dirigent avec duplicité à travers les consciences. Servent-elles la liberté, l’accès à l’information ou sont elles toujours, comme souvent, assujetties au recyclage ? Seront-elles récupérées, à nouveau, au profit d’un autre pouvoir qui n’existe peut être pas encore ? Si cette forme émergente du témoignage ouvre sur une plus libre circulation des images, celles-ci peuvent elles, continuer à évoluer quand sa manipulation médiatique propose aux sociétés une vision purement et strictement individuelle et même individuée ?

L’image, semble-t-il n’a jamais été tout à fait autonome, ni tout à fait subordonnée. Elle mène une vie propre. En suivant les canaux, elle se faufile là où elle conserve naturellement de sa puissance.
Pour reprendre l’expression de Sontag, en « filtrant le monde », ces images filmées pénètrent le cœur de l’histoire en nous la faisant vivre depuis l’intérieur. Avec ces « héros (vivants) de la vision », une nouvelle acception du journalisme fait son apparition. Après le photo-journalisme, le live-journalisme ? Contre la vérité prétendue, les faits irréfragables, la réalité en « live » devient un levier de choix. Cette médiatisation constituée isolément conduirait-elle l’information à son juste endroit ? Où se perdra-t-elle, comme ailleurs, dans le flux infini des images sans tri ?
« Photographier (…) écrit Sontag, c’est entretenir avec le monde un certain rapport qui s’éprouve comme un rapport de savoir, et donc de pouvoir ». Gageons que comme à son habitude, l’image prélevée demeurera à la fois ce lieu de la véracité que l’on exige d’elle et celui qui échappe aux diverses faces du pouvoir.

1, Susan Sontag, Sur la photographie, Préface, 1977. On retiendra ici le terme de photographie pour sa définition originelle d’écriture et/ou de procédé aboutissant à l’image.
2, Sur la photographie, in « Dans la caverne de Platon », 1977.

https://www.youtube.com/channel/UCWk1e9QHlBU_582wRadfpoA/

https://www.youtube.com/watch?v=x_0yFMVk5LA/

https://loeildelaphotographie.com/fr/attentats-du-vendredi-13-les-coulisses-de-liberation-et-le-recit-de-ses-photographes/

La Rédaction
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