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Découper le monde pour le tenir entier dans son regard
Exposition de Pascal Therme à Ground Control

Temps de lecture estimé : 5mins

Fragmenter, parcelliser, segmenter le monde pour mieux le saisir, se l’approprier, l’embrasser dans son amplitude, en faire son univers et faire corps avec lui. C’est avec minutie, précision, patience que Pascal Therme entreprend cette oeuvre de refaçonnement du réel par la photographie en ne voulant rien en perdre, pas un détail, pas une ligne, pas une ombre ni une lumière, et le donner ainsi à voir au regardeur comme celui-ci ne l’a jamais perçu. Travail titanesque. On quitte ainsi la position du marcheur dans le paysage qui, au fil de ses pas, ne le voit que du point de vue où il se trouve : avec Pascal Therme, c’est la vision d’un monde à 380° – et s’il était possible encore au-delà –, qui est tentée.

L’entièreté de l’espace visible se donne à saisir dans ces images, sollicitant l’effort du regardeur pour entrer dans l’attention que le photographe a mis à décomposer-recomposer les lieux qu’il a photographiés et construire, petit carré par petit carré, le puzzle photographique d’un « monde total ».
C’est d’abord avec un appareil Polaroid que Pascal Therme a commencé ce travail d’exploration du monde. Alors que le « paysage photographique » classique, avec ses jeux de champ et de hors-champ, est réduit à un cadre que le photographe découpe dans la matière du monde, Pascal Therme veut nous en rendre la vue complète et nous faire percevoir le visible dans ses formes mouvantes, agitées, faire éclater la surface pour qu’apparaisse un invisible inédit. C’est ce geste inouï qui le meut et le travail acribique qu’il met en oeuvre relève d’un « lever de terrain ». Le « polaroid est un élément de langage pour « polariser » ce que le monde nous offre à regarder », dit Didi-Huberman¹ ; matière sensible capable de polariser une lumière qui la traverse, de rendre un rayon lumineux réfléchi ou réfracté incapable de se réfléchir ou de se rétracter à nouveau, il rend l’épreuve unique, parce que sans matrice et sans négatif, de la saisie d’un moment, d’un instant advenu puis disparu. Le photographe joue sur cette polarité d’un enregistrement de moments T en plusieurs séquences successives et, pour cela, il découpe le paysage en autant de petits carrés d’images qui, mis côte-à-côte, créent un montage destiné à reconstituer la vue qu’il en avait à ce moment-là. À cela près que ce n’est, volontairement, pas jointif, que les lignes d’horizon se décalent un peu d’un carré à l’autre, et que l’ensemble légèrement instable provoque un vacillement, un tremblement, un bégaiement, et montre à voir un réel qui semble travaillé par des mouvements internes. Dans cette entreprise de déconstruction et de reconstruction qui ouvre sur un espace dilaté, rythmé par le passage de volumes aux plans, l’élargissement du champ visuel étourdit le regardeur et le fait entrer dans une dimension multimodale où sensations, réflexions, questionnements s’entremêlent face à la plasticité tremblée de l’image.

Pascal Therme a appliqué le même procédé en utilisant des films inversibles Ekta. La prise de vue se fait ici en aveugle, et cette fois rectangle par rectangle, sans que le photographe puisse savoir si ce qui a été photographié est conforme à ce qui a été vu. Ce n’est qu’à la fin, au résultat final, qu’il est possible de voir si tous les éléments sont présents pour le montage. Cet acte photographique relève d’une performance artistique où le photographe se risque, dans une manoeuvre unique, à capter la globalité d’un espace visible dans un rapport tactile et intuitif et dans une anticipation constante d’un résultat escompté. Le fait d’utiliser un film inversible est, d’une certaine façon, en continuité avec l’utilisation du film polaroid, puisque tout comme lui il enregistre la lumière dans son émulsion directement en positif, sans inversion de valeurs comme c’est le cas avec le négatif. La photographie est ici un « art de faire » avec une matière pour composer les éléments disjoints d’un collage qui les réassemblera en une oeuvre unique. Montrer tous les floutés, les nets, les circulations de lumière en arcs de cercle, les répétitions, concevoir un instant T recomposé en assemblant des moments dissociés, saisis par séquences, et élargir l’espace dans des débords qui touchent à la fiction crée l’artefact d’un cubisme photographique par les collisions engendrées entre les différents éléments spatio-temporels. C’est un voyage « devant le temps », une échappée hors de la linéarité temporelle et du continuum spatial, une mise à l’épreuve des espace-temps subjectifs tels que chacun les construit pour « être » au monde.

Les personnages qui apparaissent dans les compositions en très grands formats de Pascal Therme se voient démultipliés par les reprises de leur image prise dans des postures et des mouvements différents. Remarquable est le montage « Histoires de Bérénice » où la fragmentation de la composition par bandes d’images verticales multiplie les espaces intérieurs et, avec eux, les figures et les « histoires » du personnage féminin. On se retrouve à la fois en dedans et en dehors de l’image, pris dans l’étourdissement qu’elle provoque.

L’entreprise de Pascal Therme est osée de vouloir enfreindre la « perception naturelle » et les règles classiques de la perspective – il y a chez lui quelque chose d’un David Hockney photographe : il crée un monde où la diffraction du temps et la dilatation de l’espace questionnent les catégories perceptives et mentales de notre vision du monde, en ouvrant à une autre façon de voir et de penser les espaces que nous traversons et de nous situer nous-mêmes dans le monde qui nous habite.

¹ Georges Didi-Huberman. Aperçues. Editions de Minuit, 2018.

INFORMATIONS PRATIQUES

lun23sep(sep 23)10 h 00 minven27(sep 27)20 h 00 minFragmentationsPascal ThermeGround Control Gare de Lyon, 81 rue du Charolais 75012 Paris

Christine Delory-Momberger
Christine Delory-Momberger est universitaire, essayiste et artiste photographe. Elle mène depuis 2010 un travail photographique sur l’intime, la mémoire, l’histoire personnelle et collective dans lequel elle mêle dans un geste intuitif photographies personnelles ou anonymes, images d’archives et images récentes. Elle fouille l’image dans une incessante quête, tentant de traverser la fixité de sa surface, d’aller au-delà de l’étale de ce qu’elle montre à voir pour toucher l’enfoui, le profond, l’inouï. De nouvelles images surgissent alors, s’assemblent et forment une histoire incertaine, hantée, tendue d’une violence sourde. Au titre de son intérêt pour le biographique et de sa relation à la photographie, elle a de nombreuses publications sur la photographie et intervient régulièrement dans des congrès internationaux.

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