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Rencontre avec Sylvain Amic : « Les musées peuvent devenir un lieu de remédiation possible de la société en prise avec les questionnements qui la traverse »

Temps de lecture estimé : 12mins

Sylvain Amic est directeur du musée des Beaux-Arts de Rouen et directeur de la Réunion des Musées métropolitains Rouen Normandie. Nous l’avions rencontré à l’occasion de la formidable exposition dédiée à Marcel Duchamp en 2018 et du festival Lumières Nordiques. Il nous dévoile à présent en avant- première les temps forts de Normandie Impressionniste 2020 impliquant les différents musées de Rouen et sa métropole. Il retrace le bilan de cette crise et soulève l’évolution nécessaire du rôle du musée autour des questionnements contemporains afin de devenir partie prenant de la société civile.

Quel bilan faites-vous de cette période de crise et comment la Réunion des Musées Métropolitains s’est-elle organisée pour y faire face ?

Cela a été une expérience concluante finalement, même si nous nous retrouvions face au défi d’un rétropédalage d’urgence à 15 jours de l’ouverture des 9 expositions. La décélération a été très brutale et il a fallu dans un premier temps en gérer toutes les conséquences.

En terme d’organisation, la Réunion des musées métropolitains regroupe 200 agents pour lesquels nous avons mis en place très vite un mode de télétravail pour tous les postes éligibles à cette solution, avec des plans de charges adaptés à chaque situation, des objectifs et des points réguliers. Nous avons dû débloquer les moyens techniques pour y arriver, doter les personnels d’ordinateurs chez eux quand c’était nécessaire et ouvrir les accès sécurisés pour gérer les bases de données à distance. Très vite toutes les taches de conception, de gestion, coordination ont été repositionnées. Nous avons aussi réactivé une chaine téléphonique pour faire passer les messages et informations urgentes car l’on s’aperçoit que tout le monde ne consulte pas régulièrement la messagerie. Il est à souligner que les fonctions régaliennes de sécurité et de maintenance ont été maintenues sur site.

A partir du 11 mai phase de déconfinement nous avons pris la décision de ne pas rouvrir, considérant la situation encore incertaine et préférant attendre le point de situation du 2 juin, anticipant un manque de visiteurs et un ratio disproportionné entre moyens à mobiliser et risques encourus. Nous allons rouvrir le 4 juillet et les retours de fréquentation d’autres musées du territoire assez faibles, nous confortent dans notre choix d’attendre.

Nous avons mis à profit pour reprogrammer nos 9 expositions et les prolonger jusqu’au 15 novembre grâce à des accords avec des prêteurs du monde entier publics et privés et bien entendu de musées français nationaux. De plus la programmation a été totalement revue jusqu’en 2024 ce qui a impliqué de nombreuses tractations pour pouvoir repositionner l’ensemble des grandes saisons. Enfin nous avons conduit à partir du 11 mai de nombreux chantiers (travaux dans les salles, déménagement d’œuvres, entretien des collections…) et bien sûr adapté les espaces d’accueil afin que les musées soient au top pour la réouverture.

Normandie Impressionniste : genèse

Rappelons que Normandie Impressionniste 2020 est la 4ème édition du festival qui fête ses 10 ans. Nous avons déjà produits 3 expositions : la 1ère « Rouen, une ville pour l’impressionnisme », la 2nde « Eblouissants reflets »sur ce laboratoire de l’abstraction qu’est la peinture des reflets et la 3ème « Scènes de la vie impressionniste » qui explorait les intérieurs et les portraits, à rebours de la notion assez galvaudée de plein air. Ces expositions sur plus de 1000m² regroupaient des œuvres majeures et de nombreux prêts autour d’un seul projet central au musée des Beaux-Arts. Pour cette édition, nous avions décidé de changer de modèle.

Le fil directeur de Normandie Impressionniste 2020 est « la couleur au jour le jour », comment la Réunion des Musées Métropolitains se met-elle au diapason ? 

Ce thème rejoint notre réflexion autour de l’impact de l’impressionnisme dans tous les secteurs de la société. C’est une révolution artistique mais aussi dans le champ du commerce de l’art, du statut de l’artiste, de la mode, de la photographie, et dans le monde politique…L’impressionnisme est un moment de bascule qui va de pair avec des bouleversement sociaux, politiques, urbains majeurs qui fondent notre contemporanéité aujourd’hui. Cette 4ème édition montre à travers toute sa programmation que nous pouvons nous libérer des attendus et clichés souvent liés à l’impressionnisme. Nous avons choisi de proposer non pas une mais neuf expositions qui vont offrir une diversité dans une cohérence générale.

L’accent mis sur rôle joué par les collectionneurs dans la diffusion de l’impressionnisme

A l’occasion du centième anniversaire de sa mort, « François Depeaux, l’homme aux 600 tableaux », exposition centrale aux Beaux-Arts se veut un hommage à ce collectionneur encore trop méconnu qui arrive juste après Caillebotte et Moreau Nélaton parmi les plus grands donateurs de l’impressionnisme. En 1909, il a doté la Ville de Rouen d’un véritable capital artistique contribuant encore aujourd’hui à sa renommée mondiale. Nous avons tenu à restituer l’ampleur de sa collection en recherchant les tableaux qui lui ont échappé au moment de son divorce et de la vente d’une partie de ses œuvres qui ont rejoint les plus grands musées. Nous sommes partis à la recherche de ces jalons de l’impressionnisme dispersés dans le monde entier. Comme Caillebotte, Moreau Nélaton et plus tard après lui Antonin Personnaz ce sont des collectionneurs qui ont voulu assurer le triomphe de l’impressionnisme offrant des œuvres devenues iconiques à condition qu’elles restent en permanence accrochées. Aussi, elles ne peuvent plus voyager et disparaissent parfois des radars. Il s’agissait donc de le remettre dans la lumière par le biais de cette exposition et d’un vaste catalogue qui répertorie 350 tableaux autant dans nos collections que dans des collections privées et publiques étrangères.

Autre collectionneur le 4ème grand donateur de l’impressionnisme est Antonin Personnaz, pionnier de la photographie couleur à partir de 1907 selon un procédé des frères Lumière de plaques de verre autochromes. Il va documenter par la photographie tout ce que les impressionnistes peignent, au jour le jour. On bascule alors vers une nouvelle esthétique alors que la photographie jusque-là était vécue comme un auxiliaire de l’art. Ses clichés sont superbes et sont un témoignage vivant de ce que les peintres ont vécu, vu et transcrit dans leurs œuvres.

Autre temps forts :

Nous proposons également la première monographie de la peintre et céramiste Camille Moreau-Nélaton (1840-1897) à la suite de sa mort tragique dans l’incendie du Bazar de la Charité. Depuis le catalogue raisonné que son fils Etienne, historien et collectionneur lui a consacré en 1899, il n’y a eu aucune publication ou exposition. Ses céramiques d’inspiration japonisantes sont dévoilées grâce à des prêts provenant de collections publiques (Cité de la Céramique – sites de Sèvres et de Limoges, Musée des Arts Décoratifs de Paris, Musée d’Orsay) et de très nombreuses collections privées.

Autre première monographie, celle consacrée à Léon-Jules Lemaître, véritable trait d’union entre l’école de Rouen et les milieux parisiens, qui a laissé de très nombreuses vues rues de Rouen, où l’on retrouve une foule de petits métiers et autres scène savoureuses. Là aussi, l’exposition a été rendue possible grâce à de très nombreuses collections privées mobilisées par l’association des Amis de l’Ecole de Roue ?

Crinolines et chapeaux, la mode au temps des impressionnistes (Corderie Valois)
Omniprésente dans la peinture impressionniste, la mode très spectaculaire de cette époque est évoquée à travers une collection particulière d’une trentaine de toilettes, déclinant les heures du jours et les diverses activités sociales, féminine, masculine et enfant mises en regard de tableaux impressionnistes, gravures et journaux de mode. On a l’impression que les personnages sortent des tableaux

L’herbier secret de Giverny
Le fils naturel de Claude Monet, Jean-Pierre Hoschedé (1877-1961) compagnon de jeu de Michel Monet (1878-1966) qui a donné sa collection à Marmottan, est devenu un botaniste reconnu et a constitué un herbier de toutes les plantes de Normandie qu’il a publié à une époque d’engouement pour les flores régionales. Il faut imaginer lors des séances de sur le motif Claude Monet et Blanche Hoschedé qui peignent et Michel Monet et Jean Pierre Hoschedé qui herborisent. Cet herbier redécouvert est exposé au Museum d’histoire naturelle en confrontation avec les planches botaniques et les tableaux de fleurs, plantes et paysages, un parallèle qui montre que l’essor de la démarche scientifique est arrivée jusqu’aux peintres impressionnistes qui n’ignoraient rien de la nature.

La place de l’art contemporain

Au musée des Beaux-Arts nous proposons avec le soutien de la galerie Almine Rech deux peintres français pour qui l’impressionnisme est une matrice de référence et qui font une brillante carrière internationale. Claire Tabouret déclare devoir sa vocation à son expérience très précoce des Nymphéas de Claude Monet à l’Orangerie et la peinture de Jean-Baptiste Bernardet découle clairement de la captation de la diffraction de la lumière impressionniste.
Enfin nous explorons la Bande dessinée en exposant les planches originales de l’adaptation du roman de Michel Bussi, Nymphéas Noirs, dont l’intrigue se passe à Giverny.

Le digital a été l’une des leçons de cette crise, quelle est votre stratégie en ce sens ?

En ce qui concerne l’accent mis sur le digital, ces 9 expositions vont être digitalisées à 360° via une navigation embarquée, dédiée à tous les publics, connaisseurs mais aussi des publics empêchés ou éloignés. Cela va devenir également une véritable ressource pédagogique, de sorte que si la situation de crise perdure, nous serons en capacité de proposer un ensemble de supports à distance. Cela permet également de prolonger ou de préparer sa visite depuis chez soi.

Pendant cette période, nous avons cherché un projet qui avait du sens, à faire œuvre utile à partir de nos collections, et avons décidé de révéler les témoignages que nous conservons sur le sort des juifs lors de la 2e guerre mondiale dans notre territoire. Nous avons fédéré avec nous les musées de Marseille et Montréal et serons rejoints en 2021 par Strasbourg et Bordeaux autour d’une grande plateforme virtuelle « Ports d’exil, ports d’attache » qui déroule ces histoires à la fois collectives et individuelles tourmentées entre résilience et espoir https://destinees-juives.expositionsvirtuelles.fr.

Notre rapport à l’art et au musée se trouvant impacté par cette crise, la vocation des musées également, comment s’y préparer ?

Les musées sont à bien des égards des employeurs et des acteurs économiques. Face à tout cet écosystème de l’art qui a été mis à rude épreuve, il est indispensable de se pencher sur le rôle que nous occupons vis-à-vis du tissu artistique, social et associatif de notre territoire. Parmi les mesures prises nous avons tenu à régler toutes les prestations engagées y compris celles qui n’ont pas été réalisées. En ce qui concerne la manifestation « La Ronde » nous l’avons entièrement reportée à l’année prochaine et en conservant la sélection d’artistes lauréats de l’appel à projet, qui ont été rémunérés. De plus dans le budget de l’année 2021 nous allons isoler et clairement identifier un poste dédié aux initiatives de la société civile pour être en capacité de réagir plus vite et plus concrètement vis-à-vis d’artistes ou collectifs de notre région.

Nous militons autour d’une remédiation possible de la société par le biais des musées. Les musées ont les clés pour reconstruire du lien, de la compréhension, de la solidarité. Nous devons être en prise avec les grandes questions qui traversent le monde le contemporain et nous doter de la capacité d’y répondre. Pour cela nous devons nous réorganiser : d’abord se recentrer sur des missions d’accueil et de service au public qui doivent être totalement maîtrisées, afin de garantir parfaitement la sécurité et le confort de visite. Ensuite, se doter d’une équipe à l’agilité nécessaire pour promouvoir le participatif, l’inclusif, la réactivité. C’est une véritable évolution des modèles qui régissent les musées, que nous avons déjà amorcée avec un certain nombre de propositions comme la Chambre des visiteurs ou L’Argument de Rouen qui permet de débattre avec la société civile des politiques muséales. Mons entiment est qu’il faut accélérer cette transition, intégrer cette approche dans nos parcours, nos propositions d’expositions et supports pédagogiques. Nous pouvons nous mettre en ordre de marche dans ce sens mais cela nécessite un important effort d’organisation et d’investissement.
Bien entendu -et cela a déjà largement évoqué à l’occasion de cette crise- les expositions blockbusters qui doivent drainer un grand nombre de visiteurs pour assurer leur rentabilité, sont un modèle à questionner. Au-delà de leur bilan carbone désastreux, elles portent en elles désormais un risque économique pour l’institution qu’il faut assumer, et qui n’est pas toujours légitime. Avec la gratuité d’accès aux collections, nous avons engagé il y a quatre ans une réorientation de notre offre tournée vers le territoire, en mobilisant la créativité, es partenariats, à partir de solutions de proximité. Désormais, les musées sont animés, activés en permanence par des propositions qui irriguent le parcours permanent sans dichotomie entre collections et expositions. Fort heureusement, nous avions déjà opéré ce repositionnement qui va s’imposer désormais avec la crise : en multipliant les portes d’entrée sur l’impressionnisme, nous avons aussi diversifié les prêteurs, divisé les risques, ce qui nous permet aujourd’hui d’être en mesure d’ouvrir simultanément toutes ces expositions, accessibles avec un billet unique valable toute la saison. Cela aurait été parfaitement impossible lors des éditions précédentes où nous aurions pu perdre en route plus de la moitié des expositions.

INFOS PRATIQUES :
La couleur au jour le jour
Du 4 juillet au 5 novembre 2020
Normandie
https://www.normandie-impressionniste.fr/

A LIRE :
Selma Toprak et les 10 ans de Normandie Impressionniste

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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