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Pour sa troisième carte blanche, notre invitée de la semaine, Emmanuelle Walter, responsable arts visuels à La Filature, Scène nationale de Mulhouse, a choisi de nous parler d’une artiste de la région, Silvi Simon. Ayant longtemps vécu à Strasbourg, elle est aujourd’hui installée dans un petit village de la commune de Dabo au cœur du massif des Vosges mosellanes. Silvi a étudié les Arts plastiques à l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, puis le cinéma d’animation à ENSAV La Cambre à Bruxelles. Depuis 10 ans, elle pratique une photographie expérimentale, sur le chimigramme.

Filmatruc à verres n°1 © Silvi Simon

En 2003, Silvi Simon termine ses études de cinéma d’animation à La Cambre, quitte Bruxelles avec sa spire sous le bras et s’installe à Strasbourg. C’est à ce moment que je la rencontre avec Laurence Barbier et Laurent Berger, cofondateurs du collectif Burstscratch, et leur propose d’animer des ateliers de cinéma expérimental à La Filature.

Burstscratch gère alors un laboratoire artisanal à Strasbourg, à l’instar du labo MTK à Grenoble où le collectif a suivi des formations au traitement de la pellicule cinématographique. Burstscratch est créé en 1991, dans la même décennie que d’autres laboratoires partagés partout en France (MIRE à Nantes, L’Abominable à Paris, Labométrique à Toulouse, Ad Libitum à Cras…), et refonde son programme en 1994. Il a dix ans quand je rencontre Silvi Simon qui a déjà elle-même un long parcours d’engagements artistiques. Avant ses études à La Cambre, elle se forme aux arts plastiques à l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg où elle rejoint Mix Arts, une association d’étudiants-réalisateurs de films en 8 mm. En 1990, elle cofonde avec Laurence Barbier et Laurent Berger Broc Prod Chez Matic, pour œuvrer à la création et à la diffusion du cinéma expérimental, puis le collectif Burstscratch. Ils lancent encore le festival de films sur pellicule et de concerts Hintergrund en 2018, avant de définitivement arrêter les activités du collectif en 2022, après plus de trente années d’activisme en faveur du cinéma indépendant argentique.

Au début de nos échanges, ils hésitent à s’engager dans des ateliers scolaires mais ils sont des punks élégants et acceptent finalement l’invitation. Ils arrivent à Mulhouse dans une camionnette remplie de projecteurs, de pellicule, de folioscopes, de praxinoscopes, de zootropes et de thaumatropes. Ils animent des dizaines d’ateliers d’archéologie du cinéma, de film sans caméra et de film d’animation, en écho à des cycles de films expérimentaux que nous programmons avec Yann Beauvais, cinéaste, auteur, fondateur de Light Cone, alors enseignant à l’École supérieure d’art de Mulhouse Le Quai (qui deviendra la Haute école des arts du Rhin en 2011). Sept ans plus tard, nous vient (enfin) l’idée de produire et de diffuser les créations artistiques de Burstscratch à La Filature. Le Point aveugle est leur première expérience de cinéma élargi sur un plateau de théâtre. En performance, les cinéastes manipulent et modifient en direct les images de plusieurs projecteurs 16 mm, alternant variations de focales, superpositions, répétitions de séquences, masquages partiels, ajouts de filtres colorés ou d’objets transparents…

Le Point aveugle © Burstscratch

La vie et ses œuvres nous ayant rapprochées, je rejoins Silvi Simon à Tel Aviv en 2013. Elle y est invitée avec Vivian Ostrovsky à créer SPLASH!, une œuvre multimédia produite par le CCA-Center for Contemporary Art. Tous les jours, je traverse à pied les quartiers de la ville blanche (triomphe de l’architecture moderniste) jusqu’à (ce qu’il reste de) la ville arabe historique de Jaffa où, dans l’immense Hangar 2 du port, j’observe les cinéastes installer leurs projecteurs 16 mm et envahir l’espace d’objets (filets de pêche, mobiles en verre des Filmatrucs, écrans de ventilateurs) sur lesquels s’agitent les particules de la lumière. À l’intersection du cinéma, de l’installation et des arts plastiques, SPLASH! est une éclaboussure de vagues d’images granuleuses sur les murs gris du hangar. 

SPLASH! © Vivian Ostrosky et Silvi Simon

La même année, Silvi Simon débute un important travail sur le chimigramme, pratique de photographie expérimentale alliant peinture et photographie mise au point en 1956 par Pierre Cordier, son professeur à La Cambre dans les années 1990. Elle réalise ses chimigrammes en utilisant des papiers anciens ou abîmés, des sources lumineuses de diverses natures et des produits chimiques périmés et oxydés qui lui permettent de jouer avec les multiples possibilités picturales des rendus des matières. Les images ainsi créées, quelques fois au terme de plusieurs jours d’insolation, révèlent toutes sortes de variations chromatiques, brillances et miroitements, volumes et ondulations des supports et des émulsions. Ses chimigrammes sont régulièrement exposés (à la galerie Yves Iffrig qui représente l’artiste à Strasbourg, la galerie Sit Down à Paris, le lux, Scène nationale de Valence, La Kunsthalle, centre d’art contemporain de Mulhouse…) et ont fait l’objet de très belles reproductions dans la publication Chimie Lumineuse de Silvi Simon, postface Dominique Païni, coédité par la Galerie Yves Iffrig et In Extremis éditions en 2018.

Chimigramme, Cercle brisé © Silvi Simon

Chimigramme, EXoL © Silvi Simon

Chimigramme, Lunes © Silvi Simon

Dans la continuité de ses travaux dans les domaines du cinéma élargi, de l’installation immersive et de la photographie expérimentale, Silvi Simon entame en 2015 des recherches en collaboration avec des scientifiques et développe de nouvelles créations autour de la lumière utilisant le laser, la strioscopie ou des caméras ultra rapides. Au cours d’un voyage en Sicile, entre deux artichauts braisés et d’étranges civelles au citron, je la découvre pointer un étroit rayon de lumière sur la mer et en filmer les reflets à la surface de l’eau. Son expérience avec le laser remonte déjà à quelques mois, plus précisément au moment où Julie Bloch, du bureau de production bizontin La Grosse Entreprise, l’invite à participer à LUX !, premier évènement art & science d’envergure à Besançon mené dans le cadre de la labellisation de l’année internationale de la lumière par l’UNESCO. En collaboration avec Jean-Charles Beugnot, chercheur CNRS à l’Institut FEMTO-ST, Silvi Simon créé Continuum Lazer : dans un espace sans lumière, des miroirs, des lasers et une machine à̀ fumée transforment les volumes et en modifient les repères visuels. 

Continuum Lazer © Silvi Simon

Je saisis ce moment favorable des vacances siciliennes mais surtout de ses recherches pour lui proposer de travailler avec Éric Soyer, scénographe invité à investir le hall de La Filature par le prisme de la lumière. Éric Soyer a déjà eu recours au laser dans le spectacle Pinocchio de Joël Pommerat, pour agiter la mer dans l’inquiétante scène où le personnage est avalé par la baleine. Quand il me fait part de son souhait de continuer à en explorer le potentiel, je lui soumets l’idée d’une résidence d’une semaine avec Silvi Simon, en dialogue avec Carole Ecoffet, chercheuse au CNRS à Mulhouse, spécialiste des interactions de la lumière avec la matière. La résidence est rapidement mise en place grâce notamment à la réactivité d’Isabelle Lefèvre, responsable du Service Universitaire de l’Action Culturelle de l’Université de Haute Alsace. La vocation de la résidence est de soutenir le travail d’expérimentation des deux artistes, l’un de la scène, l’autre des arts visuels et de favoriser les croisements qui s’y opèrent – qu’on espère toujours être virtuellement le vecteur d’un renouvellement des formes.

Lauréate du programme d’échanges artistiques Strasbourg-Stuttgart en 2017, Silvi Simon créé Dys-Focus : Nature collection : une série d’images de végétaux et de paysages réalisées des nuits sans lune en posant une caméra fixe et en balayant la végétation du petit point très lumineux d’un stylo laser vert. La lumière qui, au hasard, accroche ou non ce qu’elle rencontre, provoque d’étranges formes visuelles d’où émergent des motifs végétaux mais aussi, semble-t-il, organiques et stellaires. L’œuvre est exposée au CEAAC- Centre européen d’actions artistiques contemporaines à Strasbourg avant d’être présentée dans l’exposition collective Le propre du visible est d’être superficie d’une profondeur inépuisable à La Filature en 2019, projet pour lequel je réunis les quatre artistes Liliana Gassiot, Lukas Hoffmann, Silvi Simon et Florian Tiedje qui partagent la même quête d’une correspondance entre l’ordre de l’image et celui du monde visible.

Dysfocus, Nature collection : Persistance © Silvi Simon

Silvi Simon participe par la suite à deux projets transdisciplinaires d’envergure dans la région Grand Est. Le premier, Supplementary Elements, s’inscrit dans la continuité d’un important chantier de collaborations entre artistes, chercheurs, chargés de collection et étudiants dans lequel s’est engagé le SUAC-Service Universitaire de l’Action Culturelle de l’Université de Haute Alsace, avec l’accompagnement et le conseil artistique d’Emeline Dufrennoy. Il marque le point de départ de la collaboration de Silvi Simon avec Wilfried Uhring, enseignant-chercheur en électronique au sein du laboratoire ICube, qui met à disposition de l’artiste sa caméra OptoPIC à obturation rapide, capable d’enregistrer l’équivalent de 100 milliards d’images par seconde ! De leurs échanges féconds – l’un et l’autre sont toujours prompts à s’extasier devant les rebonds d’un photon ou la diffraction d’un laser – naissent deux œuvres : Saltare cum lux (Danser avec la lumière) et Currere post lucem (Courir après la lumière) présentées au printemps 2022 sur le campus universitaire de Strasbourg. L’Université est également partenaire, avec la Ville de Strasbourg et le campus CNRS de Cronenbourg, de la résidence Un Visible, dans le cadre de laquelle Silvi Simon créé Diaphanum, une étude poétique de la matière, de l’invisible et de la lumière par l’utilisation de la strioscopie, procédé optique qui permet de capter de petites variations comme les turbulences de l’air ou d’autres fluides (gaz ou liquides transparents), invisibles à l’œil nu.

Diaphanum H2O, strioscopie © Silvi Simon

Ses expériences au contact de scientifiques l’ont amenée à récemment collaborer avec Elise Alloin, chercheuse et artiste dont le travail autour de la radioactivité occupe l’ensemble de ses réflexions depuis une dizaine d’années. Elise Alloin développe en particulier un projet autour de la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim dans le cadre d’une résidence à La Kunsthalle de Mulhouse, en partenariat avec le CRESAT-Centre de Recherche sur les Économies, les Sociétés, les Arts et les techniques l’Université de Haute-Alsace. Depuis 2021, elle travaille avec le chorégraphe Harris Gkekas à la création de la pièce Infinir produite avec le concours du Centre Nucléaire de Production d’Électricité de Fessenheim et en partenariat avec le CCN-Ballet de l’Opéra national du Rhin. Pour cette œuvre où performance chorégraphique, installation plastique, vidéo et création sonore (de Didier Ambact) se rencontrent, Elise Alloin a invité Silvi Simon à concevoir une scénographie d’images évoquant le bouillonnement nucléaire et l’agitation des particules de la matière. Infinir sera créé le 16 mars 2023 au Croiseur à Lyon dans le cadre du programme Scènes Découvertes.

Silvi Simon est aujourd’hui installée dans un petit village de la commune de Dabo au cœur du massif des Vosges mosellanes où, soupçonnant la présence de tiques, je n’ai pas encore eu l’intrépidité de lui rendre visite. Je la croise le plus souvent à l’occasion de ses passages à Mulhouse, sur son trajet vers l’Espace Multimédia Gantner à Bourogne où elle est régulièrement invitée par Valérie Perrin à présenter ses œuvres et documenter en vidéo les expositions du centre d’art. Une équipée dans la forêt de Dabo semble toutefois inévitable au printemps prochain : Silvi Simon y organise Kaverne, deux week-ends d’ateliers ouverts les 13/14 et 20/21 mai, avec ses voisins artistes Valérie Douarche, Rodérik Farny et Léa Munch. 

La Rédaction
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