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Plus de 100.000 personnes déplacées en quelques jours, c’est l’histoire de ce terrible exode des arméniens du Haut-Karabagh que nous raconte Rebecca Topakian. Rebecca est une jeune artiste visuelle et une photographe plasticienne de 34 ans, elle est franco-arménienne et vit depuis deux ans entre Paris et Erevan. Les questions de l’identité et de son arménité sont au centre de son travail plastique, aujourd’hui c’est en tant que reporter depuis Goris et Kornidzor qu’elle suit l’arrivée massive des arméniens déplacés. Samedi soir, depuis un café de Erevan, Rebecca a répondu à nos questions, encore abattue par ces événements et la crainte d’un futur encore incertain.

Rebecca Topakian, photographe. Paris, France. 28 avril 2021 © Antoine Doyen

Ericka Weidmann : Début 2021, nous faisions l’entretien d’Antoine Agoudjian après l’offensive de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh et la signature d’un cessez-le-feu entre la Russie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Peux-tu raconter où nous en sommes aujourd’hui ?

Rebecca Topakian : Le Haut-Karabagh, république autoproclamée mais non reconnue internationalement depuis plus de 30 ans, était sous blocus par l’Azerbaïdjan depuis plus de neuf mois, engendrant une grave crise humanitaire au sein de l’enclave. Depuis la guerre, les habitants étaient censés être protégés par des soldats de paix russes, ils ont subit un blocus total ordonné par Bakou depuis le mois de juin dernier, sans aucune possibilité de faire acheminer la nourriture et les médicaments, et le 19 septembre, l’Azerbaïdjan a recommencé à bombarder tout le Haut-Karabagh. Cela a duré plus de 24 heures, jusqu’à la capitulation du gouvernement du Haut-Karabagh.
Je suis arrivée le 21 septembre avec un groupe de journalistes. Les trois premiers jours, nous étions dans l’attente. On ne savait pas ce qui allait se passer et on attendait… Le plus probable était une évacuation. Et c’est ce qui a débuté le dimanche 24. Et là aujourd’hui, à peine une semaine après, quasiment tout le monde a été évacué. Ce sont plus de 100 000 personnes qui sont entrées en Arménie et qui sont maintenant réfugiées.

Sign for the direction of Artsakh (armenian name for Nagorno-Karabagh), on the road to the first checkpoint of the Lachin corridor linking Armenia and Nagorno-Karabagh © Rebecca Topakian | Mirage Collectif

Ça a été très rapide et très violent. il y avait beaucoup de voitures, de camions, des bus remplis de réfugiés. Beaucoup d’enfants, des personnes âgées… Beaucoup ont été séparés de leur famille. On a rencontré un homme qui a emmené une petite fille avec ses enfants parce qu’il ne trouvait pas ses parents, il ne savait pas s’ils étaient en vie.
On dénombre un grand nombre de morts sur la route. Pour relier Stepanakert à Goris, il faut une heure, une heure et demie en voiture, mais les gens ont mis plus de 30 heures. Avec le blocus, les arméniens du Haut-Karabakh étaient dénutris, affaiblis, parfois malades. Pour certain, le voyage en voiture a été fatal, certains sont morts de déshydratation, d’autres de crises cardiaques… Avec le blocus, il n’y avait plus d’essence, donc pour l’évacuation il a fallu livrer de grandes quantités de carburants, mais il y a un stock qui a explosé, faisant une centaine de morts et beaucoup de grands brûlés. Ça a été une catastrophe dans la catastrophe. La situation aujourd’hui, c’est que quasiment tout le monde est évacué. Il reste une petite centaine de personnes et demain, tout le Haut-Karabakh sera vide

The ICRC welcomes and dispatches the armenian refugees from Nagorno-Karabagh in Goris. Around half of them then go to family an friends, the other half has nowhere to go and is sent to different host place, in Goris and Yerevan. Buses from the municipality of Yerevan are used to transport the people. © Rebecca Topakian | Mirage Collectif

E.W. : Toutes ces personnes trouvent refuge en Arménie ?

R.T. : Oui, mais il y a un gros problème de logement. Au début, tous les hôtels de Goris, la ville la plus proche de la frontière avec le Haut-Karabagh, ont été réquisitionnés pour loger les familles de réfugiés. D’autres villes, d’autres régions accueillent ces familles, mais il y a un manque évident de place ! Des tentes ont été installées. Certains dorment dans leur voiture, d’autres n’ont pas le choix que de dormir dans la rue. Certains avaient de la famille en Arménie, donc ils ont pu se réfugier chez eux, mais un grand nombre n’ont personne sur place. Où vont pouvoir aller tous ces gens ?

E.W. : Tu es une artiste visuelle, une photographe plasticienne. Comment as tu décidé de venir ici pour couvrir cet exode ?

R.T : C’est une décision que j’avais prise il y a longtemps, notamment avec Astrig Agopian, la reporter avec qui je collabore. On s’était dit qu’on viendrait ici en tant que journalistes s’il se passait quelque chose. Et donc je savais que je prendrais la casquette de photojournaliste, même si ça ne correspond pas à mon écriture photographique. Je voulais participer autant que je pouvais. Dès que la situation s’est aggravée, j’ai tout de suite sauté dans un avion parce que l’événement est très peu couvert par les médias. Et personnellement, si je ne crois pas forcément au pouvoir des images pour changer le monde, je pense que c’est important d’avoir une documentation, de créer des archives pour l’Histoire et que l’on garde des images de ce qu’il est en train de se passer. Mon approche est donc sans doute moins photojournaliste, il y a sûrement une distance, un peu plus documentaire que l’on retrouve dans mes images. Je n’ai aucune ambition plasticienne dans ce travail, l’idée, c’est de se mettre en arrière pour témoigner.

Les personnes évacuées du Haut-Karabagh passent par Kornidzor, après le corridor de Lachin, et roulent vers Goris où ils pourront s’enregistrer et avoir accès à manger auprès du CICR. Ayant dû quitter leur maison de manière précipité, les réfugiés ont empaqueté tout ce qu’ils ont pu et empilent leurs affaires dans et sur leurs voitures. © Rebecca Topakian | Mirage Collectif

E.W. : Pourquoi une telle absence médiatique sur cet événement ?

R.T. : Pour ce qui est des pays occidentaux, je pense que c’est un choix politique de ne pas y apporter de l’attention, parce que ce n’est dans l’intérêt de personne de s’en mêler. L’Europe achète du gaz russe via l’Azerbaïdjan et l’Angleterre investit dans une mine d’or au Haut-Karabagh auprès de l’Azerbaïdjan pour pouvoir l’exploiter. Tous ces pays occidentaux ont plutôt intérêt à ne rien faire à ce sujet. Je pense que les journalistes arméniens et les journalistes non arméniens, mais qui sont très investis dans la région du sud Caucase, ont tous essayé de faire bouger les médias européens et américains depuis le blocus, en mettant en garde sur ce qui allait se passer. On était très peu de journalistes au début, un peu plus une fois que l’évacuation a commencé et maintenant que l’évacuation est terminée, il y a beaucoup de médias, mais c’est trop tard. C’est toujours bien de couvrir cette évacuation, mais l’intérêt se manifeste quand c’est terminé.

E.W. : Comment cela va t’il se passer dans les jours à venir ?

R.T. : Nous avons très peur qu’il y ait à nouveau une guerre, parce que l’on sait que l’Azerbaïdjan et la Turquie font pression pour récupérer des terres arméniennes à la frontière de l’Iran. Ils souhaitent faire un corridor qui serait un moyen de transport terrestre entre la Turquie et l’Azerbaïdjan. L’Arménie est dans une telle situation de faiblesse, qu’ils pourraient envahir ce territoire très rapidement et sans que la communauté internationale n’agisse.
On a peur que ça arrive dans l’immédiat, voire dans quelques mois… On se questionne avec les autres journalistes pour savoir si on ne doit pas rester encore un peu. J’ai vu très récemment en bas de mon immeuble une affiche pour localiser l’abri le plus proche en cas de bombardement. Je ne pense pas que ça arriverait à Erevan, mais ça montre qu’il y a un danger possible.

EW : Que va t-il se passer pour les Arméniens qui sont restés au Haut-Karabagh ? 

R.T. : Il reste à priori très peu de personnes, mais on ignore ce qu’il va se passer. Soit ils vont être évacués de force, soit ils vont être intégrés comme citoyens azerbaïdjanais, ou alors ils seront massacrés.
Il y a beaucoup de témoignages qui rapportent qu’il y a eu des massacres. Une dame d’un village relatait que des habitants du village voisin lui avaient raconté qu’ils avaient violé et massacré toutes les femmes. On ne sait pas si c’est vrai… Il y a aussi une rumeur qui se propage sur le fait que des enfants auraient été décapités. Là encore, on ne sait pas si c’est vrai. Il y a beaucoup de choses encore qui restent très floues. Pour l’instant, nous sommes vraiment dans une situation d’urgence, d’évacuation, d’accueillir et de soigner tous ces réfugiés mais il faudra du temps pour savoir ce qu’il s’est vraiment passé. À partir du moment où ils ont commencé à bombarder, ils ont coupé l’accès Internet et le réseau téléphonique a été réduit, les gens ne pouvaient plus communiquer. Donc, on n’a aucune donnée sur les morts, les disparus, les vivants… Ce sont des choses qui vont se déployer dans les semaines ou les mois à venir. À cet instant, cela reste vraiment très chaotique.

 

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E. W. : Il y a cette photo sur ton Instagram qui m’a interpellée. C’est le portrait de cette vieille dame enroulée dans une couverture et tu l’accompagne par ce texte « En tant que « photographe plasticienne », qui n’a pas l’habitude de ce type de reportage, j’ai toujours trouvé les photos de personnes âgées cliché, en me disant qu’il y avait d’autres choses à voir. Et finalement c’est juste la simple réalité, et je réalise que cette image fait tristement écho à d’autres que l’on a vues, que ça soit 2020, les années 1990, ou 1915« . Qu’as tu ressenti au moment de réaliser cette photo ?

R. T. : C’est très touchant de voir toutes ces personnes arriver, il y a des bébés, des enfants, des jeunes, des moins jeunes et des personnes très âgées… J’ai vu beaucoup de personnes âgées comme cette femme, qui sont en larme. On se dit que ces gens, à cet âge-là, ont vécu beaucoup de choses, ont vécu deux guerres, voire trois. Ils ont déjà été déplacés plusieurs fois dans leur vie et à nouveau, ils sont en train de tout perdre. Avant, quand je voyais ce genre d’image, j’avais l’impression que c’était du misérabilisme, mais en fait, c’est juste la situation qui est misérable. C’est la réalité que l’on a sous les yeux.

Topakian as «qyartu» | Topakian as traditional © Rebecca Topakian

E. W. : J’aimerai terminer cet entretien pour présenter ton travail personnel. Dans tes séries, il est beaucoup question d’identité et de ton arménité. Est-ce que tu peux nous en parler ?

R. T. : J’ai commencé à travailler sur l’Arménie en 2017, après mon premier voyage là-bas. J’ai fait un travail qui s’appelle « Dame Gulizar and Other Love Stories« , qui est un voyage à la fois sur le territoire de l’Arménie et sur la question de la masculinité arménienne, avec comme point de départ et fil conducteur, l’histoire d’amour de mes arrière-grands-parents. Ensuite j’explore cette question de la masculinité arménienne tout en interrogeant ma propre identité à travers celles des autres.
Voir le projet : https://rebeccatopakian.com/Dame-Gulizar

Ensuite, j’ai poursuivi avec un autre travail qui s’intitule « Vordan Karmir« , que j’ai réalisé avec l’artiste Araks Sahakyan dans le cadre de Bourse transverse. Nous avons utilisé des images choquantes de décapitations, de tortures ou de mutilations de soldats et de civils arméniens que j’ai personnellement reçues sur les médias sociaux pendant la guerre, dans le cadre d’un harcèlement en ligne et d’une guerre psychologique. J’ai transformé ces images en les rendant méconnaissables et en leur ôtant leur pouvoir traumatisant. Ensemble, nous avons dessiné et conçu un tapis.
Voir le projet : https://rebeccatopakian.com/Vordan-Karmir

J’ai aussi commencé un travail, un peu plus d’enquête en Turquie sur l’histoire de ma famille arménienne avant le génocide. Et puis un autre travail que j’expose en ce moment à l’occasion des Rencontres Photographiques du Xème, qui est un sujet plus léger. C’était deux ans après la guerre de 2020, j’avais trouvé un ton plus drôle, mais avec ce qui se passe en ce moment, c’est raté, je le retrouverai dans deux ans ! Je me mets en scène dans des autoportraits, dans différentes possibles identités de moi, française ou arménienne, qui sont plus ou moins proches de la réalité ou plus ou moins clichés. Je pose mais je n’ai jamais l’air très à l’aise dans mon rôle. Et j’ajoute des diptyques d’objets qui sont liés soit à ma vie arménienne, soit à ma vie française, avec beaucoup d’humour. Il y a beaucoup d’autodérision. Et ce dernier travail c’est vraiment une réflexion sur la question de la double identité, sur le fait de vivre entre deux pays et de jongler entre deux cultures.

Merci à Lynn SK pour la mise en relation et qui a permis de réaliser cet entretien.

La série « Double Nationalité » de Rebecca Topakian est actuellement présentée – jusqu’au 28 octobre – dans le cadre des Rencontres Photographiques du Xè et on découvrira aussi son travail dès ce week-end à l’occasion des 10 ans de la Biennale de la Photographie de Mulhouse.

Suivre Rebecca sur Instagram > https://www.instagram.com/rebitopi/

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Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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