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Le geste automédial en photographie : une fabrique de soi ?

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Et si ce n’était pas le médium qui était au service de l’image mais l’image qui était le produit fortuit du geste inouï d’un photographe en prise avec son appareil ? Et si c’était finalement le medium qui menait la danse, qui conduisait le photographe vers des terres inconnues, lui faisant rencontrer des facettes de lui-même et de son histoire dont il n’avait aucune idée et qu’il découvre dans ses images ? On n’est plus alors dans la vision « transparente » du médium comme véhicule neutre entre la vie et ses représentations, entre le sujet et les images qu’il donne de lui-même : on reconnaît que la subjectivité, comme nous l’a appris Foucault, se constitue dans des pratiques qu’il nomme des « technologies de soi » et parmi elles, on peut citer les pratiques médiales faisant recours à la photographie.

C’est ce champ nouveau de l’« automédialité », qui conjugue éducation, formation de soi et pratiques artistiques, dont s’est emparé un groupe de travail du Collège International de Recherche Biographique en Education (CIRBE), réunissant chercheurs universitaires et artistes photographes. Un premier événement public a eu lieu le 6 avril 2018 sous la forme du symposium « Arts de l’image, automédialité et fabrique de soi » à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord, montrant comment la notion d’automédialité ouvre l’espace et les voies d’une expérience esthétique d’invention et de « façonnement de soi ». Prenant en compte l’interaction existant entre le medium, la réflexion subjective qui accompagne le geste artistique et le travail sur soi d’un sujet agissant sur lui-même, l’automédialité reconnaît le rôle déterminant du médium, de son matériau et de ses formes spécifiques dans le « façonnage » du rapport à soi.

Tout au long de cette journée de symposium, le rôle déterminant du médium photographique a été mis en évidence par les intervenants comme producteur d’expériences, de savoirs et d’histoires. Arno Gisinger de l’Université Paris 8, artiste et historien de l’art, façonne des archives visuelles en croisant plusieurs technologies photographiques pour rendre compte du lien entre réel et fiction dans les « survivances » mémorielles et les confronter ainsi à l’expérience du regardeur. Il revient sur les lieux d’événements historiques marquants et ses photographies, dans des très grands formats exposés dans des lieux insolites, créent une tension par la précision de l’image et l’écart temporel dont elles sont porteuses. Les effets de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah dans les représentations mentales et leur rôle dans la configuration de l’Europe d’aujourd’hui sont au cœur du travail photographique d’Arno Gisinger. Walter Benjamin et Stephan Zweig, dont le suicide hante la mémoire dans le monde des sciences et les arts, illustrent chacun le travail de présentification que le photographe poursuit dans sa dimension éducative et politique.

Christine Delory-Momberger (Université Paris 13 Sorbonne Paris Cité), universitaire, essayiste et photographe, a allié dans ses interventions la théorie, la performance et la pratique. Elle a proposé successivement une conférence pour rendre compte du travail collectif effectué dans le groupe sur la question de l’automédialité comme fabrique de soi, une présentation de son travail photographique « exils / réminiscences » sous la forme d’une performance alliant textes et images, et un retour sur ce travail artistique dans une mise en résonance avec la théorie en dégageant des lignes de fuite, toujours perceptibles mais jamais atteintes qui viennent métaphoriser la question de l’exil et de la mémoire.

Valérie Melin, (Université de Lille), co-fondatrice du Micro Lycée expérimental de Sénart, a rendu compte de la pédagogie spécifique mise en œuvre dans cet établissement pour un accompagnement soutenant aux élèves « raccrocheurs » et de la place tenue par les pratiques automédiales dans les arts plastiques et la philosophie, permettant aux élèves aux prises avec un parcours scolaire et parfois un parcours personnel sensibles de se reconstruire et de dégager un projet de vie et/ou d’études. Les trois temps  de l’exercice automédial dans le contexte de raccrochage scolaire : « exorciser la blessure », « retracer son histoire », « se libérer de l’empreinte » sont à rapprocher des trois temps de la mimésis du philosophe Paul Ricoeur,  préfiguration, configuration (médiale) et reconfiguration.

Anne-Sophie Jurion (Université Paris 13 Sorbonne Paris Cité) et Camila Aloisio Alves (Université Paris Est Créteil et Université de Petropolis au Brésil), se sont intéressées à l’appropriation des usages de Facebook en tant que démarche subjective et au postage d’images sur le réseau social comme pratique automédiale. Les deux chercheures explorent les transformations qui s’opèrent chez les utilisateurs, les formatages de sociabilité et d’identification que prescrivent les formes d’interaction et la ritualisation prescriptive de la présentation de soi sur les plateformes. La qualification des données, l’évaluation constante de soi dans une perpétuelle comparaison avec les autres et la politique d’incitation à alimenter le profil poussent les internautes à mettre en place des stratégies destinées à contourner, mais également à utiliser les contraintes de la plateforme au bénéfice d’un jeu de montré/caché à forte valence automédiale, mais également très prescriptive pour le réseau. En fin de compte, à la liberté supposée d’un sujet sollicité à exprimer sa singularité sur la plateforme s’ajoute un formatage invisible du geste automédial, en particulier à propos des enjeux de comparaison sociale. Dans ce contexte, le « like » activerait le système de récompense ouvrant parfois à des phénomènes addictifs. Pour autant, l’utilisation de facebook favorise à l’évidence des formes nouvelles de subjectivation, mais peut-être également des « concurrences d’automédialité »

Deux tandems d’artistes ont croisé ensuite chacun leurs démarches d’automédialité autour d’un thème commun. Dans le premier de ces tandems, sous le titre « Désorientations et représentations », Cécile Offroy (Université Paris 13 Sorbonne Paris Cité), artiste à Corpus fabrique, fabrique culturelle de l’EPS de Ville-Evrard, et Laure Pubert, photographe, voient dans la pratique automédiale une manière de travailler une remise en question des assignations sociales et une modification du regard sur soi, du regard sur les autres, du regard sur le monde. Cécile Offroy organise avec les patients de Ville Evrard des « marches sensibles », inspirées de la psychothérapie institutionnelle, regroupant des patients, des artistes et des habitants du lieu, suivies de la création dans une pratique artistique de « cartes sensibles » affichant des photographies prises pendant la marche, accompagnées d’enregistrements de paroles et d’histoires de vie, en vue d’inscrire les participants dans une démarche commune de réappropriation d’un territoire et d’essor d’un pouvoir d’agir.

Laure Pubert, à la suite de la lecture du roman de Tarjei Vesaas Les oiseaux, est partie dans un voyage en Norvège sur les traces et « à la rencontre » de Mathis, le personnage principal, un être pur qui parle la langue des arbres et des oiseaux et sait entendre les musiques de la terre. Dans cette quête automédiale, son appareil photographique la dirige, des images surgissent et font apparaître un monde inversé qui nous apprend la force de la vie. « Je marcherai sur tes traces », s’il ne montre pas Mathis qui reste dans son secret, parle d’une transition biographique et d’une avancée vers la lumière.

Dans un deuxième tandem, intitulé « Corps et géographie », Florence Cardenti et Vanessa Buhrig, toutes deux artistes photographes, rendent compte d’une expérience de l’éprouvé d’un corps à l’épreuve d’une extériorité. Vanessa Buhrig fait un voyage initiatique en Islande qui l’amène à comprendre le rôle de la photographie dans sa quête d’existence et à reprendre à son compte le propos de Walter Benjamin : « Je voyage pour connaître ma géographie » qu’elle donne au titre de sa série.

Le travail photographique présenté par Florence Cardenti, « (Sur)nature, Colombie », est l’enfoncée corporelle et psychique dans un pays qui la submerge par sa nature débordante autant que par les éléments de modes de vie et de culture qui lui échappent. Son appareil photographique la fait s’approcher au plus près de détails et de vues ordinaires, moins pour tenter d’en déchiffrer la signification que pour comprendre comment ils heurtent sa perception d’elle-même. Toutes deux, dans leur geste automédial, construisent leur mythe de la genèse. Mi-géologues, mi-chamanes, elles pénètrent dans des territoires en utilisant leurs corps comme un laboratoire du sensible.

En faisant recours à l’image, le geste artistique de l’automédialité ouvre de nouveaux espaces aux pratiques biographiques, il réinterroge le rapport de soi à soi et le rapport de soi au monde lorsque le choix du medium devient déterminant dans la « mise en forme de soi » et dans l’exploration de « soi possibles ».

EXPOSITIONS
L’exposition collective « Immanences » réunissant les travaux des artistes accompagne le symposium dans trois lieux différents :
• Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord Salle Panoramique/auditorium
• Université Paris 13 Sorbonne Paris Cité Service culturel • Université Paris 8-Saint Denis Bibliothèque
• Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord Salle Panoramique/auditorium Hall d’accueil
Du 16 juin au 12 juillet 2018

Et aussi : 
Dans le souffle du labyrinthe
Christine Delory-Momberger
Du 26 mai au 30 juin 2018
Anis Gras, le lieu de l’autre
55 avenue Laplace
94110 Arcueil
http://christinedeloryphotography.com

A LIRE :
Christine Delory-Momberger « tendre les bras au-dessus des abîmes »

Christine Delory-Momberger
Christine Delory-Momberger est universitaire, essayiste et artiste photographe. Elle mène depuis 2010 un travail photographique sur l’intime, la mémoire, l’histoire personnelle et collective dans lequel elle mêle dans un geste intuitif photographies personnelles ou anonymes, images d’archives et images récentes. Elle fouille l’image dans une incessante quête, tentant de traverser la fixité de sa surface, d’aller au-delà de l’étale de ce qu’elle montre à voir pour toucher l’enfoui, le profond, l’inouï. De nouvelles images surgissent alors, s’assemblent et forment une histoire incertaine, hantée, tendue d’une violence sourde. Au titre de son intérêt pour le biographique et de sa relation à la photographie, elle a de nombreuses publications sur la photographie et intervient régulièrement dans des congrès internationaux.

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