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Cérès Franco, Œuvre Vie au Musée de Laval 1/2

Portrait de Cérès Franco, 2018 © Pascal Therme
Temps de lecture estimé : 12mins

Le Musée d’Art Naïf et d’Arts Singuliers, à Laval, (MANAS), expose une partie de la collection Cérès Franco, riche de près de 2000 oeuvres, sous le titre Cérès Franco en territoires imaginaires, jusqu’au 3 Mars 2019.

« La sélection des 122 oeuvres aujourd’hui présentée a été établie conjointement avec Dominique Polad-Hardouin, présidente de l’Association chargée de la Valorisation de la Collection Cérès Franco. Reflet de l’extraordinaire richesse de ce fonds privé bien éloigné des lieux communs et des facilités, l’exposition invite à une aventure surprenante dans les limbes d’imaginaires débridés.”

Ma contribution s’est ajoutée au catalogue de l’exposition sous la forme d’un portrait de Cérès Franco, dont je livre ici toute l’étendue, avec, entre autres, ces avancées particulières en territoire critique sous la forme, entre autres, d’une aventure imaginaire.

Cérès Franco, portrait

A regarder le visage de Cérès Franco, une énergie hors du commun s’y exprime toujours aujourd’hui. Sage, bienveillant, volontiers moqueur ou taquin, son timbre de voix est nonchalant et ferme, roulant dans cet accent brésilien tout un pays, toute une vie, des lointaines années de l’enfance, du très jeune âge de son mariage à 18 ans, beaucoup de gaieté et de rires, humour toujours vivant, jusqu’à ces jours présents, où la flamme est restée intacte, touchante de sincérité et de vérité. Plus que la peau mat, ce sont ces yeux marrons, ce regard particulier qui se remarquent. Une intensité toute particulière s’y manifeste, il semblerait que ces yeux là, aient saisi beaucoup, appréhendé encore plus.

Un portrait de Roman Cieslewicz daté de 1973/74 la peint sous les traits de la déesse qui porte son nom.

Cérès Franco, Œuvre Vie L’oiseleur 1991, Stani Nitkowski

Au delà des années, ce regard toujours pétille et s’intéresse, en connaisseur, des beautés expressives et picturales qui ont franchi la barrière du temps. Cérès a cet oeil acéré où se contemplent les années et toute une collection, cueillie au gré des vents, des voyages, dans ce Brésil originaire, ou cette Europe d’adoption, ce Paris d’élection où elle s’installe définitivement dès les années 50. C’est là qu’elle fréquente les galeries Rive Gauche qui montrait de la “vraie peinture, pas comme aujourd’hui” , et qu’au fil des vernissages, des rencontres, elle noue ces amitiés toujours croissantes avec les peintres qui exposent.

On ne peut-être que séduit par Cérès, amie dévouée des peintres, chercheuse de l’opulente et mystérieuse beauté, militante, persuasive, au secours de l’Art Naïf, de l Art Brut, soutenant les Nouveaux Fauves, la Trans Avanguardia italienne, enfin la Figuration Libre, toujours en mouvement, s’entourant d’oeuvres, génies où toute une vie s’exprime, images d’où surgissent des êtres imaginaires aux dents de sabre, aux corps incertains, aux sourires étranges ou certains visages disparaissent, où les corps de femmes nues dansent une sardanapale endiablée…autant de peintres, autant de mondes surgissants au jour le jour, que découvre Cérès et qu’elle expose à l’Oeil de Boeuf, dans sa galerie dès1972, aventure permanente qui continuera jusqu’en 1997.

Tout un monde issu du rêve ou du cauchemar coule dans une peinture chaude, colorée, comme venues des profondeurs de l’inconscient par la main habile des peintres, une peinture expressive hors des mouvements officiels qui font date. Un lien s’est tissé entre ces panoramas mentaux, ces Odyssées de l’autre côté du miroir et Cérès, qui, retrouve chez Antunes, Boujon, Da Silva, Hadad, Judikaël, Koczy, Nitkowski, Pedrosa, Chimicos, Soudia, Tabal, Crespin, Aïni, Pedrosa, ChaÏbia, Chomo, Corneille, Darçon, Malvina Heil, Jaber, Lou Laurin-Lam, Macréau, Christine Sefolosha et tant d’autres, toute une filiation issue de ce pour quoi la peinture est encore une terre à découvrir, dans cette expressivité native de la couleur et des images mentales autonomes, s’affirmant avec force, voire violence…

La portée du rêve.

J’évoque une personnalité volontaire, marchant toujours au devant de soi, combattante et altière, fière et passionnée, à l’incomparable intelligence de vie, richesse de la fureur des matinaux à l’énergie disloquante des standards et des conventions de goût, écrirait René Char, car le temps entier de toute son aventure est encore aujourd’hui guidé par cette beauté affirmée des toiles, dessins, sculptures, qui habitent son appartement et qui font collection, comme la lumière fait jour et sa disparition, fait nuit. Un lien organique et vivant s’est établi entre toutes ses peintures, ces âmes de papier et de terre, de feu et d’air, pour faire corps avec Cérès, de jour comme de nuit.

La porte des rêves, est encore un chant qui danse, mouvance des formes issues de l’ombre projetée d’un grand feu primitif, chant pictural, comme un chant poétique, murmure de la caverne platonicienne, où les ombres, tout à coup s’affranchissent de ces fascinations de l’obscur, pour se retourner vers elles mêmes, cherchant à se com-prendre en se dévoilant…..

Et si la peinture porte tout ce chant contre l’ obscurité, c’est qu’une autre lumière, lumière exprimée de l’urgence juste, s’est mise à briller, en dehors des codes, dans une simplicité, dans une naissance ou mieux, peut-être dans une Re-naissance, pour qu’elle s’oppose au mouvement de coagulation des ombres du mythe platonicien, dans un jeu de miroirs où luisent la liberté nouvelle et l’aventure de la peinture.

Il faudrait ici parler de l’invisible Aventure métaphysique qui circule en tant qu’ évènement et qui habite si romanesque, sa Maison. Est il question seulement du romanesque ou plus symboliquement d’une perspicacité qui s’est nourrie des courants esthétiques, des mouvements reconnus, sans jamais s’abandonner au désaveu, à la négation; situations vouées à une narration, s’ articulant autour d’un point invisible, se déployant sans cesse comme un vent mu par des génies, tourbillons, tornade dans l’invisible champ de l’histoire moderne de la peinture. Présences. A soi et aux autres, aux artistes.

Cérès Franco, Œuvre Vie Sans Titre 1987, Judikael

Le Brésil

A- t -elle importé cette magie de ses origines brésiliennes dont elle évoquera l’importance, car comment est née cette vocation, ainsi faut-il la nommer. La réponse est dans la vie de Cérès, dans ce fil rouge qu’elle tisse tout au long de cette aventure à la longueur du siècle.

Cérès est née à Bagé, au Brésil …. Elle a 14,15 ans, s’intéresse à la littérature et lit, en compagnie de sa cousine, sous les magnolias, après l’école, le” dictionnaire philosophique portatif “ de Voltaire, en traduction , les classiques, elle aime profondément la lecture, la littérature et veut être écrivain. Cette passion l’amène à lire la correspondance de Van Gogh avec son frère Théo, “une splendeur”, d’autant que le livre est illustré de reproductions qui l’enflamment positivement. Elle les découpe, les encadre pour les accrocher sur les murs de sa chambre, elle collectionne déjà, emblématiquement. Elle a besoin de la peinture pour vivre.

Une passion est née pour la peinture, mais pas seulement, pour la beauté en générale, poètes, écrivains, peintres, musiciens, gens de théâtre, dont elle recherche la complicité par la lecture, l’écoute, la fréquentation, la rencontre des oeuvres. Ainsi raconte t elle qu’un de ses plus beaux souvenirs de cette période adolescente est du aux fugues de Bach, entendues à l’église. Il n’y avait pas au Brésil à cette époque de salles de concert comme aujourd’hui.

Cérès Franco, Œuvre Vie Sans Titre 1986, Joaquim Batista Antunes

Cérès lit sur le poste de radio les noms de Glasgow, London, New York, et dit que le jour où elle a pu écouter la radio “c’est le monde qui est entré dans la maison.” Cette avancée du monde au sein de l’espace privé a la valeur d’un imaginaire qui se forme, se nourrit, se détermine et apprend à se connaître; une tension se joint à la jeune volonté qui s’affirme, Cérès se veut libre et dans le Monde.

Cérès est elle heureuse? On peut le croire mais sa vie familiale puis sa vie amoureuse demandent en quelques sortes réparations, une énergie nait de la soif de vivre. elle a 16 ans, apprend la sténo pour gagner sa vie, est embauchée dans un service de l’Aéroport International de Rio où elle y rencontre son futur mari, chef du service dont elle dépend. Cet ainé, mélomane , l’emmène à l’Opéra, au théâtre, lui fait aimer la musique classique. Ils se marient puis elle s’évade quelques temps plus tard aux États-Unis.

1949-1950 USA.

Entretemps elle s’est passionnée pour toutes les femmes célèbres qui ont fait de grandes choses dans leur vie. Isadora Duncan, et Elisabeth , sa soeur, Marie Curie, Virginia Wolf, confie t elle et s’initie à la poésie américaine avec Walt Whitman et anglaise, avec Keats, Elle n’a pas vingt ans quand elle s’inscrit aux cours de littérature anglo-américaine à la Columbia University et obtient une bourse de la fondation Rockefeller. Et c’est là, à la Columbia University, qu’elle suit les cours d’histoires de l’Art de Meyer Schapiro, qu’elle souscrit à la défense de l’Art Moderne, et qu’elle se trouve transcendée par son approche inter-disciplinaire, puis, sans doute par la formidable volonté de l’homme d’écrire un nouveau chapitre de cette histoire de l’art, dans une approche qui lie l’art ancien et l’art moderne, prend en considération les spectateurs, les enjeux artistiques modernes au sein de la société.

Shapiro l’initie à la peinture et surtout lui fait découvrir la peinture expressionniste allemande : les artistes du Der Blaue Reiter (Cavalier Bleu) Vassily Kandinsky, Franz Marc, August Macke, Jawlensky, Paul Klee, Alfred Kubin… seront ses premières grandes émotions !

Peut-être est ce là que “cette folie de la peinture” se noue définitivement à sa vie, dans l’éblouissement des découvertes des grands esprits du siècle.

Europe

Nous sommes au début des années Cinquante, Cérès a 22 ans, se rend en Europe, Italie, Espagne, Portugal, Paris, s’inscrit à la Sorbonne, pour des cours de civilisation française, lit Gide, Proust, Sade, cette fois dans le texte, se familiarise avec l’expressionnisme allemand, l’école de Paris, puis, s’étant installée définitivement, fréquente galeries et artistes, noue des amitiés, écrit pour la presse brésilienne sur les expositions de peinture, sur les artistes brésiliens installés à Paris.

Cérès Franco, Œuvre Vie Un bicho que Soñe 2008, Pepe Doñate

Paris

A l’époque, Paris est encore la capitale des arts et le lieu de rencontre de toute l’avant-garde internationale. Ce qu’on appelle à l’époque la deuxième école de Paris fleurit dans une abstraction gestuelle avec ces noms devenus si célèbres, Poliakoff, Hartung, Vieira da Silva, Jean Michel Atlan… Fautrier, Estève, Bissière, Soulages, de Staël, Riopelle et déjà Jean Dubuffet, dans sa période abstraite…

Elle se lie d’amitié avec Antonio Bandeira (1922-1967) issu de ce mouvement. Se dessine alors et ainsi la possibilité d’entrer de plein pied dans sa véritable passion, organiser des expositions, vivre de l’art, vivre pour l’art.

Entre 1962 et 1972 Cérès devient curatrice et organise de nombreuses expositions avec un groupe d’une trentaine d’artistes dont Macréau, représentant la Nouvelle Figuration et Yannis Gaïtis, Martin Barré, initiateur de la peinture minimaliste, dont la biennale de Sao Paulo en 1963, dont “Formes et Magie” à Paris, sous la présidence de Jean Cocteau, présentant entre autres près de cinquante artistes dont

Penalba, D Germaine Richier, Henri Laurens, César, Etienne Martin, Picasso, Hans Arp, Nicolas Schöffer, Max Ernst, Dodeigne, Penalba.

Cérès est au premier rang, devient quelqu’un d’important, une jolie reconnaissance.

Cérès, dès ces années passées, a aimanté les peintres, elle les fréquente, devient une confidente, sillonne l’Europe, retourne au Brésil. Une recherche constante de nouvelles oeuvres alimente ce qu’elle appelle « sa folie de peinture” mais, au fond, c’est sous la forme d’une Quête que se structure la collection, quête des Graals dont parle si bien la dernière exposition de l’été 2018 à Montholieu, dont le commissariat de Dominique Polad Hardouin a su, dans une extrême sensibilité, si bien organiser les dialogues et rendre présents les invisibles liens qui l’ont fondée.

Cérès Franco, Œuvre Vie Maison sur les rochers 1966, El Malvina Heil

Paris-Rio

Après avoir fréquenté en critique d’Art ce milieu qu’elle adore, elle organise un croisement entre Paris et Rio, deux expositions majeures, Opinion 65 puis Opinion 66. Au Musée d’Art Moderne de Rio de Janeiro avec le galeriste Jean Boghici, elle fait venir des artistes de son groupe l’Oeil de Bœuf et réunit l’avant garde brésilienne de l’époque. Face à la dictature, l’exposition s’affirme comme un manifeste pour la Liberté, ce que le Brésil de 2015 n’a pas manqué d’honorer, l’évènement ayant fait Histoire.

En 1972, Cérès est sollicitée par le ministère es Affaires étrangères pour présenter une sélection nationale d’artistes naïfs pour la Triennale d’art naïf de Bratislava. Son pavillon sera jugé meilleure sélection nationale.

Ces rapports avec le Brésil sont toujours vivifiants, la collection croît, petit à petit, faites d’échanges, de services rendus, d’acquisitions, de coups de foudre.

Toutes les civilisations connaissent des rites de passage dont les indiens de la grande forêt brésilienne, animistes, fabricant de pirogues célestes, cherchant le centre du monde, s’accomplissant par un art où se superposent les temps. En cela, la collection réunie au fil quasiment du siècle, est un acte magique et propitiatoire, échappant à l’ethno-centrisme européen, recueillant au passage l’esprit poétique des soixante dernières années où Cérès Franco ne défend pas que l’Art Naïf ou l’Art Brut, mais toute une attitude liée à ce que le quotidien peut produire d’images picturales, issues d’un envers du décor, portée par des poétiques originales, des histoires si particulières et si vraies qu’aucun discours ne peut véritablement en épuiser l’essence.

Cérès Franco, Œuvre Vie Sans Titre 1993-97, El Malvina Heil

Cérès Franco, Œuvre Vie Sans Titre 1993-97, El Malvina Heil

Retrouvez la suite de notre article demain, vendredi 1er février 2019 : Cérès Franco, Œuvre Vie au Musée de Laval 2/2

INFORMATIONS PRATIQUES
Cérès Franco en territoires imaginaires
Du 8 décembre 2018 au 3 mars 2019
Musée d’Art Naïf et des Arts Singuliers
Vieux-Château
Place de la Trémoille
53000 Laval
http://musees.laval.fr/

Pascal Therme
Les articles autour de la photographie ont trouvé une place dans le magazine 9 LIVES, dans une lecture de ce qui émane des oeuvres exposées, des dialogues issus des livres, des expositions ou d’événements. Comme une main tendue, ces articles sont déjà des rencontres, polies, du coin des yeux, mantiques sincères. Le moi est ici en relation commandée avec le Réel, pour en saisir, le flux, l’intention secrète et les possibilités de regards, de dessillements, afin d’y voir plus net, de noter, de mesurer en soi la structure du sens et de son affleurement dans et par la forme…..

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