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Le Centre Photographique Rouen Normandie vient de dévoiler les noms de ses 4 artistes lauréat·es de l’édition 2023 de Frutescens, un programme dédié à la jeune création photographique établie sur le territoire français. Les quatre artistes sélectionné·es par un jury composé de personnalités issues du monde de la photographie sont : Arno Brignon, Damien Caccia, Marc-Antoine Garnier et Nina Medioni. En tant que lauréat·es, ils rejoignent également la platforme Futures pour bénéficier d’un réseau européen spécifique à la jeune création.

À chercher le dénominateur commun entre des auteur·es aux parcours et parti-pris divers, on s’égare souvent en simplifications réductrices et les singularités et aspérités de chacune des œuvres déployées tendent à se polir à force de généralités. Risquons-nous tout de même à l’exercice avec les quatre artistes sélectionné.es ici et observons simplement : elle et ils partagent, avec nous, un monde tenu en équilibre incertain dont la condition précaire nous est rappelée à tout instant. C’est sur ce fil ténu que ces artistes avancent et construisent individuellement une œuvre tissée de troubles. Ainsi chacun·e à sa manière, imprégné·e de ce contexte de fragilités partagées, reconsidère les processus techniques et relationnels à l’œuvre dans la photographie. Chez Arno Brignon, l’incertitude se loge au cœur de la matière première par le recyclage de films argentiques périmés ; chez Damien Caccia la pérennité du support est déjouée par l’altération systématique de l’image enregistrée ; chez Marc-Antoine Garnier, la dimension photographique se trouve perpétuellement remise en jeu et, chez Nina Medioni, la relation photographe-photographié, constamment réévaluée.

Arno Brignon

© Arno Brignon. Extrait du projet Us, 2018-2022.

De son expérience d’éducateur dans les quartiers de Toulouse, Arno Brignon (1976), conserve un appétit pour les travaux construits de manière collaborative, souvent dans le cadre de projets d’ateliers et de résidences ancrés dans des contextes urbains ou ruraux. Invité à Aussillon, il travaille dans une cité en réhabilitation et investit, dans les immeubles désertés, un appartement pour vivre, photographier et organiser des repas ; la pratique du portrait devient un des endroits où recréer, avec les habitants, la mémoire des lieux. À Valparaiso, il recourt au procédé du calotype pour dire l’altération du souvenir et la disparition du lien social. Graduellement, le photographe se dirige vers un onirisme assumé, embrassant le hasard, cherchant l’accident. Récemment, c’est avec sa famille qu’il part en voyage photographique aux États-Unis pour un road movie (Us, 2018-2022) où la photographie tient lieu de liant, tant avec des inconnus croisés sur le chemin qu’avec les membres de sa famille. Son usage de films argentiques périmés, produits d’une industrie passée, confie son acte photographique à l’érosion de la pellicule, laissant place à l’œuvre du temps.

Damien Caccia

© Damien Caccia. Extrait de Larmes, 2015-2022

La photographie de Damien Caccia (1989) s’inscrit dans une pratique picturale. Sa peinture, d’abord figurative au sortir de ses études, se fait de plus en plus abstraite. La figuration de la matière devient peu à peu son sujet, et le peintre de gratter tant et plus jusqu’à ne conserver que la trace du geste qui a apposé la couleur. La toile devient le lieu d’une action passée dont n’est conservée qu’une marque de plus en plus évanescente, altérée. C’est pour sa qualité d’empreinte résiduelle que le peintre se saisit de la photographie. Tantôt il entreprend d’enregistrer avec un scanner portatif la totalité d’un jardin pour le restituer sous la forme d’un grand rouleau de papier, par fax. Plus tard encore, c’est l’écran du téléphone dont il vient sonder la mémoire, cherchant par-delà l’écran de veille à retrouver l’image fantôme que celui-ci vient dissimuler. Avec Larmes (2015-2022), il crée un ensemble forçant l’attention : de menus détails, des instants insignifiants retenus, on ne sait trop comment, sur de petites surfaces (de fines gouttes de colle) semblables à des lentilles accidentées.

Marc-Antoine Garnier

© Marc-Antoine Garnier. Colonnes, 2021

Plier, assembler, trouer, tresser le papier : l’œuvre de Marc-Antoine Garnier (1989) déjoue les deux dimensions du cliché photographique. S’agit-il de photographie ? L’acte de prise de vue chez lui n’est qu’un préliminaire, l’existence de la future image se joue dans d’autres gestes, postérieures, qui viennent construire un espace de surfaces de papier. De grands rouleaux de couchers de soleil disposés dans une pièce nue y redéploient une harmonie colorée, un ciel bleu pommelé voit la course de ses nuages rejouée par la découpe de l’image encadrée, en plusieurs lamelles ondulantes. Au début, il y a donc Marc-Antoine Garnier qui photographie non pas tant « sur le motif » que le motif lui-même, pressentant les gestes, souvent multiples, qui l’accompagneront pour le remettre en espace. Son motif, toujours, est naturel ; sa matière première, c’est l’infini des grands éléments. Récemment, il plongeait dans l’infini végétal, l’objectif dans une jungle de branchages ou une forêt de pétales, pour aller chercher, à la surface de leur image, la forme perçue encore contenue dans l’épaisseur du papier : les longs et fins feuillages sont tressés et retrouvent de leur indocilité et le mouchetis de grappes de fleurs, par grattage, de refaire surface.

Nina Medioni

© Nina Medioni. Extrait du projet Le Voile, 2019-2022

Au cœur de la forme photographique de Nina Medioni (1991) se logent la rencontre et le temps long. La photographe investit des lieux tantôt reliés à son histoire personnelle, tantôt inconnus. Dans son arpentage, l’appareil photographique se fait instrument : un boîtier pour consigner ce dont le territoire est traversé. Souvent, elle choisit le temps de l’été, dilaté, sans événement apparent, indolent. L’événement alors, celui par lequel l’image adviendra, c’est la rencontre. Pour la susciter, il y a la présence, inhabituelle dans ces environnements de l’appareil et la parole. Rien de surprenant alors à ce qu’on retrouve souvent dans ses projets photographiques des suites d’images, des portraits et des gestes pris dans un même espace-temps. Aucun des portraits d’une même prise de vue ne prévaut sur l’autre nous dit-elle alors. Elle les place sur la page, soucieuse de ne pas leur couper la parole ; à nous alors d’y lire la transcription des mots échangés avec ce jeune garçon du Prépaou, petite ville résidentielle du Sud de la France. Récemment, elle réalise en Israël, Le Voile (2019-2022), un projet photographique de plus grande ampleur. Elle y arpente alors un territoire familial lointain, non familier et cherche par l’entremise de la photographie et du portrait à tisser un lien jusqu’ici inexistant. L’appareil est alors un espace-limite, où tenter la rencontre avec les membres d’un pan de sa famille qu’elle ne connaît pas, appartenant à une communauté juive orthodoxe. L’image photographique consignera ici la tentative de confrontation, la réussite fugace ou l’échec. Le plan de la photographie d’incarner alors le seuil sur lequel photographe et photographiés se tiennent. Récemment encore, elle réalise Le Chalet (2022), un film court sur une mystérieuse maison du XIXe arrondissement de Paris, habitée par son oncle. Les rencontres avec les habitants, jeunes et vieux, du quartier, les dialogues brefs ou répétés font émerger les contours d’un « chalet » planté sur le boulevard, qu’elle prendra soin de toujours laisser dans le contre-champ. Chez Nina Medioni, prise d’image par la photographe et prise de parole du photographié sont décidément parties liées.

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sam01avr14 h 00 minsam02sep(sep 2)19 h 00 minFrank HorvatPARISCentre photographique Rouen Normandie, 15, rue de la Chaîne 76000 Rouen

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Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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