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Carte blanche à Marie Docher : Manifeste pour la photographie

Temps de lecture estimé : 7mins

Pour sa troisième carte blanche, notre invitée, Marie Docher, nous présente le Manifeste pour la photographie écrit par le collectif #LaPartDesFemmes dans le cadre de l’édition 2018 de Paris Photo. Un manifeste suivi par… deux hommes photographes.

Début janvier 2014, lorsque j’ai commencé à analyser le secteur de la photographie sous l’angle du genre j’ai été également frappée par la quasi absence d’artistes dont les origines sont dans les anciennes colonies, femmes et hommes, français ou non. J’ai donc également beaucoup lu et écouté les personnes qui travaillent sur les questions post-coloniales dans l’art. Très rapidement, le sexisme et le racisme me sont apparus comme les deux faces d’une même pièce dont se paye un système dominant. La photographie n’y échappe pas, loin de là.

Lorsque #LaPartDesFemmes écrit ce manifeste pour la photographie durant Paris Photo 2018 c’est pour rendre visible cette pièce.

Rassembler des photographes ce jour-là n’a pas été chose aisée car ce rendez-vous pose la question de la mobilité des artistes, des moyens, des visas mais aussi des difficultés pour prendre la parole, se montrer, prendre le risque de représailles.

Tous nos confrères invités à nous rejoindre ont brillé par leur absence. Seuls deux nous ont accompagnées.

Prenez votre temps, écoutez-nous. Il est temps.

MANIFESTE

Nous sommes photographes, toutes !

Regardez-nous.
Prenez votre temps.

Nous sommes en réalité très nombreuses.
Autodidactes, pour certaines. Pour d’autres, formé·e·s dans les meilleures écoles d’art où nous représentons plus de 60 % des diplômé·e·s. Pourtant, notre part dépasse à peine 20 % des artistes exposé·e·s en France et dans d’autres pays occidentaux. L’histoire de la photographie est souvent invoquée pour justifier notre absence des collections et des cimaises. Mais quelle histoire?
Les femmes se sont emparées du médium depuis ses origines et se sont illustrées dans tous les domaines, de la photo scientifique au reportage de guerre. Elles ont pu en tirer, en leur temps, gloire et argent. Hélas, leur existence a été en grande partie effacée de l’histoire et des mémoires par la persistance d’un mythe tout puissant: celui du génie créateur d’essence exclusivement masculine.

Regardez-nous.
Prenez votre temps.

Vous-même pensez peut-être que ni le sexe, ni la couleur, ni la condition sociale des artistes ne motivent vos choix et que seule la qualité compte ! La qualité. Plus de 80% des photographies sélectionnées ou achetées sont l’œuvre d’hommes occidentaux. Le talent serait donc si mal partagé ? En réalité, le talent dont il est ici question est une norme qui limite la liberté de choix et la liberté de création. Le chemin que doit parcourir le dossier artistique d’une femme avant d’arriver sur le bureau d’un décideur est singulièrement complexe. Bien plus que pour ses confrères. Bien sûr, il y a la culture de l’entre-soi masculin: on est si bien entre hommes, on se connait si bien! Mais pas seulement.
Que se passe-t-il quand vos seins attirent plus le regard que vos images? A votre avis, à combien se réduisent vos chances après avoir osé refuser les avances d’un éditeur, d’un galeriste, d’un mécène…et ce, indépendamment de la qualité de votre travail ?

Un autre obstacle majeur ? Le défaut de prise de conscience et le manque d’engagement d’institutions, de responsables de festivals, d’acheteurs… ceux-là même qui laissent les femmes sur les bas côtés, les cantonnent aux sections « découvertes » ou « émergences » et les oublient après s’être targué de les avoir révélées. Seulement 10% des prix décernés dans le monde de l’art le sont à des femmes. 10% !

Si nous vivons toutes le sexisme, certaines d’entre nous subissent aussi le racisme. Elles sont encore moins visibles, plus marginalisées, davantage instrumentalisées. Pourtant, dans ces marges, un art bouillonne, questionne, se renouvelle !

Regardez-nous.
Prenez votre temps.

Les milieux de l’art et de la photographie reflètent le fonctionnement inégalitaire de nos sociétés. Ce qu’ils ne reflètent pas, c’est la richesse, la complexité, la diversité des pratiques des créations actuelles. Et, de fait, c’est aussi d’une vision du monde plus ouverte et plus diverse dont sont privés les publics, ils n’ont pas, c’est la richesse, la complexité, la diversité des pratiques des créations actuelles. Et, de fait, c’est aussi d’une vision du monde plus ouverte, plus diverse, dont sont privés les publics. Quant aux conséquences pour nous, les femmes, elles sont immenses: nos capacités de création et de production sont faibles, notre manque de visibilité ruine nos carrières. Nous ne représentons que 20% des artistes aidées par des fonds publics.

Regardez-nous.
Prenez votre temps.

Il faut en finir avec le déni. Malgré toutes les études, les colloques, les revendications, rien ne bouge dans la photo, rien ne bouge dans le(s) monde(s) de l’art sans politique publique volontariste.
Face à des décennies de surdité, de silence impose, d’insultes, de dénigrement, de manque de moyens, nous en avons assez. Nous parlons égalité des chances, nous pensons parité, nous exigeons le partage équitable des ressources publiques.
Non, l’égalité ne se conjugue pas avec le manque de talent ou l’uniformité. L’égalité n’est pas l’aliénation de votre libre-arbitre, pas plus qu’elle n’est synonyme d’illégitimité des femmes. En revanche, il s’agit bel et bien de mettre fin à la confiscation des moyens, symboliques, institutionnels et financiers par une minorité souvent aveugle à ses privilèges. Non, l’exigence de parité n’est pas synonyme d’un enfer féministe et totalitaire.
Il s’agit pour beaucoup d’entre vous de sélectionner 10 à 25 femmes par an dans vos programmes ! 10 à 25 ! Nous voulons croire que les responsables du milieu de la photographie sont capables de faire des choix plus éclairés. Allons-nous déclencher une nouvelle guerre des sexes ? Non.
En exigeant notre part, nous ne faisons que pointer un prodigieux déséquilibre et clamer l’urgente nécessité de le résorber.
Ecoutez-nous. Il est temps.

Pour comprendre ce que sont le sexisme et le racisme, leurs conséquences et leurs mécanismes, il est indispensable de s’informer, de lire, de rencontrer, d’entendre les personnes concernées.
Quand des commissaires doivent répondre à l’obligation d’inclure une majorité de femmes dans une exposition, elles et ils en ressortent riches de nouveaux savoirs, de découvertes, d’envie de transmettre ces pans entiers de la photographie. De la contrainte naissent la créativité, l’ingéniosité. C’est la raison d’être de la feuille de route pour l’égalité femmes/hommes du Ministère de la culture française à laquelle ont contribué de nombreuses artistes devenues militantes par nécessite.
Dans un monde idéal, ni objectifs chiffrés ni sanctions ne seraient nécessaires, et nous serions toutes en train de travailler ou de discuter de notre prochaine exposition avec vous. Hélas nous en sommes loin. Très loin.

Écoutez-nous.
Prenez votre temps.

L’inégalité première dont découlent toutes les autres, c’est l’inégalité entre les hommes et les femmes. Ce n’est pas l’égalité en tant que telle que nous voulons, mais un bouleversement des rapports dans une société étouffée par des normes invisibles à celles et ceux qui les perpétuent. Vous pensez que les choses changent progressivement et que nous devons être patientes ? Non, les choses ne changent pas d’elles-mêmes. C’est à nous toutes et tous de les faire bouger, de sortir de nos zones de confort.
C’est pourquoi nous en appelons à tous les responsables d’institutions, de festivals, de maisons d’édition, de galeries: soyez les acteurs et les actrices d’une nouvelle expansion de la photographie ! Aimez la photographie autant que nous l’aimons, nous qui continuons malgré tout, avec si peu de visibilité ! Exposez, achetez, collectionnez les travaux des femmes. Nous sommes à un moment déterminant de notre histoire.

Allez-vous être avec nous ?
Osez ! Osons !

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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