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Meero, vers une uberisation de la photographie ?
Rencontre avec son fondateur Thomas Rebaud

Temps de lecture estimé : 16mins

C’est en juin 2017 que j’ai entendu parler¹ pour la toute première fois de Meero. La start-up française venait tout juste de lever plusieurs millions d’euros avec la ferme intention de révolutionner le marché de la photographie immobilière. Deux ans plus tard, en juin dernier, avec l’annonce fracassante d’une nouvelle levée de fonds à 230 millions de dollars – les propulsant ainsi au rang de Licorne – les ambitions de Meero se révèlent tentaculaires et s’abattent sur l’ensemble du secteur de la photographie. Les articles de la presse économique sont dithyrambiques, mais face à eux, toute une profession s’inquiète de cette « uberisation » de la photographie. Alors qu’en est-il réellement ? Meero est il le prétendu sauveur qu’ils affirment, ou l’agent d’une précarisation accélérée du métier de photographe ?

Meero, c’est une plateforme de service à la demande ultra rapide (en moins de 24 heures) qui met en relation les clients avec les photographes. Comme toute bonne start-up, elle fait appel à la technologie pour se permettre de pratiquer des tarifs défiants toute concurrence. Grâce à une intelligence artificielle qui prendrait en charge la post-production des images, la plateforme – qui gère également la facturation – permettrait aux photographes de réduire considérablement leur temps de travail. Et comme le dit le célèbre adage « le temps c’est de l’argent » ! Meero trouve pour eux les clients dans leur zone géographique, ils n’ont plus qu’à faire la prise de vue et envoyer leurs fichiers bruts sur la plateforme. Ils sont rémunérés dans les 15 jours, sans avoir à s’occuper de la comptabilité !
Un outil tentant me direz-vous, mais voilà, dans les faits les photographes se désolent des prix exercés, ceux qui témoignent sur les réseaux sociaux confient être rémunérés 30€ brut pour un reportage immobilier de 12 photographies. Le tarif choque bien sûr. Une situation qui n’est pas sans rappeler ce que vivent les chauffeurs Uber ou plus récemment les coursiers de Deliveroo, qui ont lancé un appel au boycott cet été pour dénoncer leurs conditions de travail de plus en plus précaires, et une baisse de leur rémunération.
Meero se défend de vouloir uberiser la photographie, pourtant la jeune start-up y participe, poussée par un système qui se veut toujours plus compétitif et qui fait des économies sur ce qui coûte le plus cher : la main d’œuvre. Meero ne fait que poursuivre ce qui a été amorcé avec l’arrivée des grandes banques d’images au début des années 2000.

Après avoir lu un grand nombre d’articles de journaux sur cette nouvelle start-up valorisée à plus d’un milliard de dollar, les informations me semblent parfois contradictoires. Beaucoup de questions commencent à se poser : Qui sont les 60000 photographes qui travaillent pour Meero ? Quel statut ont-ils ? Combien touchent-ils ? Sont-ils propriétaires de leurs images ? …

Pour en savoir plus, je décide alors d’interroger les principaux intéressés, afin de leur donner la parole… C’est au Centorial, somptueux édifice situé au cœur de Paris, que je rencontre Thomas Rebaud, co-fondateur de Meero. Le siège parisien s’étend sur plusieurs niveaux. Le seuil franchi, on ne s’y trompe pas : bienvenue dans le monde des start-up, avec ses grands espaces de co-working, ses salles de réunion à la décoration étudiée, ses espaces de jeux pour les adeptes de ping-pong et pétanque, une salle de sport… et une moyenne d’âge de 27 ans… Tout à coup, je prends un coup de vieux !

« Je devais trouver un secteur où je pouvais à la fois aider et faire du business, car le but c’était tout de même de faire une entreprise et pas une charité ».

Les bureaux de Meero, Paris © 9 Lives

9 Lives : Pouvez-vous revenir sur la genèse de Meero ? Comment avez-vous eu l’idée de créer une start-up dans le secteur de la photographie ?

Thomas Rebaud : Ma femme est danseuse, et je suis entouré d’artistes depuis de nombreuses années. J’ai monté plusieurs sociétés, et j’avais dans l’idée d’en créer une nouvelle pour améliorer leur quotidien; au départ je ne pensais pas aux photographes car c’est un secteur qui m’était inconnu. J’ai donc passé quelques mois à réfléchir à des solutions qui viendraient répondre à un certain nombre de leurs problématiques, pour les aider à vivre de leur art. Finalement, je me suis rendu compte que le secteur de la photographie, qui est un monde très digitalisé, s’y prêtait complètement ! Il y avait une solution technologique à apporter. Je devais trouver un secteur où je pouvais à la fois aider et faire du business, car le but c’était tout de même de faire une entreprise et pas une charité.

9 Lives : La photographie, un secteur à business ?

Thomas Rebaud : Nous avons mandaté des cabinets extérieurs en stratégie d’étude de marché qui ont extrapolé les données à l’international. Tout secteur confondu, les consommateurs payent chaque année 80 milliards d’euros !
J’ai donc commencé par la photo avec l’espoir de remonter plus largement dans le monde de l’art. Actuellement, on se diversifie à la vidéo, le design, l’architecture… je ne sais pas encore comment faire pour explorer d’autres secteurs, mais j’ai bon espoir de trouver la solution.

C’est donc en 2016 que nous avons créé Meero, avec Guillaume Lestrade. Meero, c’est un jeu de mot : en argot ça veut dire être aveugle, ce n’est pas moi qui l’ai trouvé, c’est mon collaborateur de l’époque, nous avons utilisé les 2 « e » pour séduire à l’international. 
Dès l’été de l’année de création, on réalise notre 
premier tour de table à hauteur de 380.000€. Les tours suivants se sont fait en dollars : notre série A – qui dans le jargon des start-up  correspond au premier tour d’investissement – rapporte 18 millions de dollars, la série B, un an plus tard, 45 millions, et en juin dernier, une série C à 230 millions !

9 Lives : A quoi va servir cet argent ?

Thomas Rebaud : Ces investissements vont nous permettre d’accélérer notre développement. Nous avons démarré dans un secteur qui n’existait pas, celui des grands plateformes de la restauration et l’immobilier comme UberEat ou encore Booking… Les visuels étaient réalisés par les restaurateurs ou les hôteliers eux-mêmes. Nous nous sommes positionnés pour leur proposer des visuels plus qualitatifs et surtout plus homogénéisés. Une partie de l’argent va donc servir à développer ce service, nous allons ouvrir de nouveaux bureaux partout dans le monde.
Ensuite, nous allons explorer de nouveaux secteurs que sont le e-commerce avec le packshot, et la photographie sociale avec le portrait et le mariage.

Ce sont deux approches très différentes car dans le B to B, le monde des entreprises, on peut se permettre de faire des reportages en masse en baissant légèrement les prix . Pas le prix horaire attention, le prix horaire n’a pas changé, mais comme on réduit le temps de travail grâce à la technologie, le prix de la prestation a baissé – au lieu de coûter 200€, il sera de 100€. C’est grâce à cette baisse de prix que toutes ces plateformes vont pouvoir obtenir des photos professionnelles. Cette baisse de coût s’explique par la technologie, en gros ce qu’un photographe mettait 2h à faire, grâce à nous il va pouvoir le faire en 35 ou 40 minutes. Le taux horaire ne bouge pas, et accessoirement il ne fait qu’augmenter car la prestation est automatisée, ça va donc plus vite…
Et pour le B to C, avec le secteur du mariage, la logique va être d’augmenter les prix car ce n’est plus la même promesse que l’on fait aux clients, ici on ne veut pas faire du volume, on va permettre au consommateur de passer par une marque en laquelle il peut avoir confiance. En moyenne une prestation de mariage est de 1200€. On sera sans doute autour de 1700/1800€, mais rien n’est encore sûr, mais c’est la logique que l’on va appliquer. La sortie est prévue pour cette fin d’année.

9 Lives : A qui s’adresse Meero ? Photographe amateur, passionné ou professionnel ? 

Il faut que ce soit quelqu’un qui soit capable de répondre à une commande. Il faut qu’il ait une structure juridique et donc un n° SIRET. Il y a des photographes qu’on ne cible pas bien entendu, comme les auteurs, qui ont des prestations très chères parce qu’ils ont une démarche artistique. Nous, nous travaillons avec tous ceux qui ont du mal à trouver des clients et qui peinent à se rémunérer.
Cela leur permet de passer moins de temps sur la retouche, leur comptabilité, afin de se concentrer sur leur vraie passion, et pour qu’ils puissent trouver des projets de meilleure qualité. Nous avons rencontré L’UPP qui nous communiquait que chaque année 4000 personnes sortaient d’écoles et de formations, mais que seuls 50 en vivaient. C’est donc les 3950 restants qui nous intéressent ! On peut les aider à mettre le pied à l’étrier. Les photographes ne sont pas en danger – ils doivent se rendre compte que leur expertise est unique, on ne joue pas dans la même cours. Aucune technologie ne pourra remplacer l’humain !

9 Lives : Ne vous positionnez-vous pas en concurrent vis-à-vis des photographes ? En particulier si vous vous lancez dans la photographie de mariage ?

Il est vrai qu’à certains moments nous serons sur le même marché que les professionnels expérimentés, ça va forcément les enquiquiner. Mais justement pour la photographie de mariage, il est important de ne pas baisser les prix. On va sensiblement les augmenter, on ne peut encore se prononcer sur le taux, car on ne le connaît pas encore. Mais nous ferons appel aux photographes qui sont dans ce champs de compétence. On leur apportera plus de clients.

« On n’a pas remplacé un travail, on a créé un nouveau secteur. On a professionnalisé une partie de la photo. On n’a pas vocation à remplacer un métier, on a vocation à remplir un calendrier pour ceux qui le souhaite« .

 

9 Lives : Justement quelle est la rémunération des photographes ? 

C’est important de prendre en compte le temps de travail. Un photographe ne doit pas se dire qu’il est payé 50€ pour un reportage immobilier alors qu’il le facture 120€. Il est payé 50€ pour 45 minutes de travail alors qu’avant il facturait 120€ pour 2h30 voire plus.

Contrairement à tout ce qu’on peut lire, notre but est d’augmenter la rémunération. En moyenne dans le monde, en mai dernier un reportage d’une heure était rémunéré 51$, il y a 18 mois nous étions à 33$. Plus le client paye cher, plus la commission du photographe est importante, et plus on est content.
Notre interêt est de monter les prix; je rappelle tout de même qu’on est la plateforme de service à la demande la plus chère du marché. On perd beaucoup de contrats parce que nous ne sommes pas les plus compétitifs. Chaque année, lors du renouvellement de plusieurs de nos gros contrats, on augmente nos tarifs, parfois jusqu’à 2 fois, et c’est accepté parce que les clients sont satisfaits. Généralement c’est difficile d’augmenter ses prix, sauf si on est dans un système qui fonctionne. On n’a pas remplacé un travail, on a créé un nouveau secteur. On a professionnalisé une partie de la photo. On n’a pas vocation à remplacer un métier !

Sur Paris, on a une vingtaine de photographes qui travaillent beaucoup pour nous, plus que ce qu’on accepte, on commence à contrôler leurs revenus. Ils rentrent dans un cas de figure où ils gagneront beaucoup chaque mois et je veux éviter cela. Il faut être franc, ce sont des reportages rébarbatifs et inintéressants, on ne veut pas qu’ils en fassent 50 dans le mois, on ne veut pas qu’ils ne fassent que ça. Cela doit rester un complément de revenus. Bien entendu il y a des photographes mécontents qu’on plafonne les rémunération, mais on veut les pousser à faire autre chose.

« La photographie est un marché important, on a bien compris qu’il y avait un besoin des deux côtés, celui du client et celui du photographe. Nos prix correspondent aux consommateurs mais pas à nous, tout simplement parce que nous avons énormément de coûts. C’est à nous de prouver aux investisseurs que ça vaut le coup de perdre de l’argent, parce qu’avec le temps viendra le profit […] Notre interêt est d’augmenter nos prix, je rappelle qu’on est la plateforme de service à la demande la plus chère du marché ».

9 Lives : Quelle est votre commission ?

C’est une question qu’on nous pose beaucoup, à laquelle on n’a pas donné de réponse, mais je vais vous la donner : ça varie en fonction des pays mais en France nous sommes entre 14 et 25%.
Ici, en France, un reportage de 12 photos c’est en moyenne autour de 35€, et le prix affiché sur le site est de 89€ HT, mais on négocie toujours, on est plutôt sur 72/78€ HT. Avec tous nos frais, la gestion des clients, la technologie, les bureaux, les salaires, nous perdons de l’argent sur chaque transaction. C’est pour cela qu’on lève des fonds, nous ne sommes pas du tout rentables. Nous devons améliorer nos services en automatisant plus de choses, la technologie doit être plus performante il faut qu’on ait moins de taux de reshoot (ndlr : lorsqu’un client n’est pas satisfait du résultat de la commande, une nouvelle séance de prise de vue doit être organisée).
C’est un marché important, on a bien compris qu’il y avait un besoin, des deux côtés, celui du client et celui du photographe. Nos prix correspondent aux consommateurs, mais pas à nous, tout simplement parce que nous avons énormément de coûts. C’est à nous de prouver aux investisseurs que ça vaut la peine de perdre de l’argent, parce qu’avec le temps viendra le profit. C’est prévu dans 4 ou 5 ans pour 1% de profit.

9 Lives : Comment avez-vous réagit face à cette médiatisation et à cette levée de boucliers par certains ?

C’est bizarre, parce qu’au départ  tu créés une entreprise entre amis, une start-up, ensuite tu grossis un peu, on commence à parler de « groupe », et puis tu deviens le patron, le PDG… alors le langage change un peu, et puis tu grossis encore et là tu deviens le « méchant ». Je ne sais pas pourquoi… Du coup dans la presse tu lis des choses qui sont très loin de ta personnalité. Ils prennent 200 photos, et ils choisissent la seule photo où tu as l’air bien con, c’est fait exprès et c’est un peu désagréable. Il y a eu 4 journaux qui nous ont vraiment tapé dessus. Ce sont des articles à charge. C’est dommage, car le journaliste t’interroge, mais il a déjà ses réponses  : « est-ce que vous uberisez la photo ? », et tu réponds « pas du tout », tu expliques pourquoi, et au final, il n’ y a pas une ligne de ce que tu as dis dans l’article. Ils utilisent le témoignage de 3 photographes qui te détestent, et qui en général n’ont jamais bossé pour toi…

9 Lives : Y a t-il un système de notation chez Meero ?

Oui. Lorsque l’on fait du volume, c’est le seul moyen de voir s’il y a un problème. C’est assez classique pour les plateformes online. Le photographe est évalué par le client et par Meero.  Les trois quarts du temps, sur « 5 » le client met « 4 » ou « 5 », et quand il y a un « 1 » on vérifie ce qui s’est passé… Nous avons un producteur qui va regarder en détail pour comprendre pourquoi la note est si mauvaise. C’est assez rare, mais il est arrivé qu’on se sépare de photographes.

9 Lives : Toutes les photographies qui passent par Meero sont retouchées par vos opérateurs et par l’intelligence artificielle, mais à qui appartiennent ses photographies ? Qu’en est-il de la propriété intellectuelle et des droits patrimoniaux chez Meero ?

Lorsqu’une photographie correspond à un cahier des charges très précis, nous avons le droit de ne pas la considérer comme une œuvre d’art, donc elle n’appartient à personne. En très grande majorité nous sommes dans ce cas de figure, mais il arrive parfois, que la photographie soit vraiment considérée comme une œuvre, et là nous payons les droits d’auteur.
C’est d’ailleurs un des sujets sur lesquels nous allons nous battre. Il faut que la loi change, pour que des droits d’auteur soient reversés systématiquement. Pour le moment on respecte la loi, mais on a tous intérêt à ce qu’on arrête cette ambiguité, afin qu’une photographie soit une œuvre en toute circonstance. Du coup on sera tous obligés de payer les droits d’auteur et les droits patrimoniaux.
Nous rencontrons Marion Hislen du ministère de la culture bientôt, c’est un sujet que l’on veut aborder, et comme on a un peu de moyen, on va faire du forcing. Meero va avoir un jour un rôle de lobbying. 

9 Lives : Comment voyez-vous Meero dans 3 ans ?

Nous voulons développer le B to C. Dans 3 ans, j’aimerais que tous ceux qui souhaitent se faire tirer le portrait par un photographe professionnel puisse passer par Meero. On veut vraiment devenir cette marque de confiance.
Côté photographes, on aimerait atteindre les 1500 à 2000€ de rémunération mensuelle en un minimum de temps, pour une semaine de travail par exemple.
Et puis qu’on puisse développer notre partie lobbying, notre CRM, avec la gestion de la comptabilité et du marketing, qui assurerait aux photographes d’être payés rapidement, en 15 jours et pas 90 jours. Il y a aussi le département des masterclass, et la fondation qui vient de s’ouvrir… En fait, dans 3 ans, j’espère que Meero sera tout l’inverse de ce qu’on lit en France et que cette image se dissipe…


La semaine prochaine, ce sera au tour des photographes concernés de s’exprimer, rendez-vous lundi 9 !

A LIRE
Disruption, photographie, start up nation et exploitation
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¹ https://www.itespresso.fr/meero-uber-photo-immobiliere-bernard-arnault-xavier-niel-160362.html

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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