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Carte blanche à Jean-Jacques Farré & Gilles Courtinat : Souvenir, souvenir

Temps de lecture estimé : 3mins

Pour leur troisième carte blanche, nos deux invités de la semaine, Jean-Jacques Farré et Gilles Courtinat du magazine digital « Tous les jours curieux » partagent avec nous des fragments de leurs souvenirs. Alors que Jean-Jacques Farré nous raconte sa rencontre avec Brassaï, Gilles Courtinat nous parle d’un ouvrage qui l’a profondément marqué : « Un autre monde » de Claude Sauvageot…

Le jour où j’ai rencontré Brassaï

Nous sommes au début du printemps 1984. Depuis deux ans, je suis le junior du service photo de Libération. Rentré un mercredi pour une journée, j’y suis resté. Ce matin-là, c’est branle-bas de combat. Une rumeur persistante annonce le coma soudain de Salvador Dali. Comme toujours dans ce genre d’événement, le service photo est en première ligne. Il nous faut rassembler un maximum de matériel au cas où. Christian Caujolle multiplie les coups de fils. Il a devant lui son énorme agenda qu’il consulte fébrilement. Il raccroche et viens vers moi. «Peux-tu aller chez veuve Brassaï, rue Saint Jacques ? Tu auras directement accès aux planches contacts, tu feras un éditing sur place, Gilberte est d’accord.» Me voici donc dans le métro, et je me remémore que Brassaï, ce monument de la photo des années 50, est mort depuis bien longtemps. Il ne peut pas en être autrement. J’ignore que le milieu affuble Gilberte de ce surnom ironique « veuve Brassaï ». 5e étage, porte droite. Une petite plaque en laiton indique sobrement le nom Brassaï. Je sonne. J’attends. Je distingue derrière la porte quelqu’un qui arrive lentement en faisant glisser ses pas sur le parquet. Ca dure, ça dure… La porte s’ouvre. Et là, devant moi, en chemise de nuit, un bonnet blanc sur la tête, deux yeux ronds énormes… «C’est pourquoi jeune homme ?» Je bredouille « Veuve Brassaï ? ». Je suis pétrifié, je sais que je viens de dire une énorme connerie et j’aimerais disparaître sous le tapis. Il me fixe quelques secondes interminables. Avec son accent roulant, il me dit cette phrase définitive : « Ha, oui, elle est dans la cuisine… ». Le 8 juillet suivant Brassaï meurt à l’âge de 85 ans. (JJF)
Photo John Loengard

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C’est le premier livre de photos que j’ai acquis, « Un autre monde » de Claude Sauvageot, photographe trop oublié aujourd’hui. Sorti en 1971, cet ouvrage répondait à deux passions qui ne m’ont jamais quitté depuis: la photographie et le voyage. On était peu de temps après mai 68, un vent de liberté avait soufflé sur le pays et la route de Katmandou me tendait les bras. Derrière la jaquette où un œil noir me fixe, je découvre des images violentes voire insoutenables, tout le drame du monde en noir et blanc me saute au visage comme un coup de poing. En Afrique exécution sommaire de prisonniers par des mercenaires, en Inde cadavre d’enfant mangé par un chien se bousculent avec les photos d’une religieuse réconfortant une malade et des rires d’enfants au Cambodge. La guerre, la joie, la faim, l’innocence, l’absurdité et l’espoir se mélangent dans cet autre monde qui m’est à la fois lointain et proche. Ce sont des images atroces mais terriblement vraies qu’il serait totalement inconcevable de publier aujourd’hui, tant l’époque est devenue prude. J’ai précieusement conservé ce livre, témoignage, pour moi, de ce que peut être l’engagement d’un photographe à répondre à la question « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » et l’affirmation qu’il faut toujours savoir garder les yeux ouverts. (GC)

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