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L’actualité résonne incroyablement autour de la deuxième carte blanche de notre invitée de la semaine, Brigitte Trichet, co-fondatrice d’Hemeria. Reposant sur l’ouvrage qu’elle a publié en 2020 avec la fondation VII, Imagine : penser la paix Brigitte partage son questionnement sur l a fragilité de la paix et le rôle de la photographie sur les conflits. Dans cet article, c’est aussi l’occasion de rendre hommage aux témoins et gardiens de la mémoire, à ces photographes qui donnent la parole à « ceux que l’on ne voit pas, que l’on ne regarde pas, pour que l’on ne les oublie pas ».

Les difficultés quotidiennes de nos métiers, principalement liées à la recherche de financements, nous font parfois douter du bien fondé de notre entreprise. La profusion des images aussi. À quoi bon apporter notre pierre à un édifice déjà trop grand, trop haut, véritable tour de Babel. Dans le flux numérique, l’image devient invisible, perdue dans la masse. Dans la masse des livres disponibles, comment se faire une place et capter l’attention des lecteurs. Le trop-plein d’images tue l’image. Le trop-plein de livres tue le livre. L’espace et le temps, redimensionnés, jouent contre l’un et l’autre.

Le hasard des rencontres met heureusement sur notre chemin des photographes et des artistes qui nous ramènent à l’essentiel et nous incitent à continuer à marcher avec eux.

Grâce à eux, je crois encore au pouvoir de l’image et à notre mission de transmetteurs. Je crois surtout aux photographes du long cours, et suis admirative de tous ceux qui s’attachent avec abnégation à rendre compte des conséquences de la guerre plutôt que de la guerre elle-même. Ils se sont donnés pour mission de donner un visage aux victimes, à leur résistance. Ils font perdurer la mémoire des disparus. Ils nous rappellent qu’il y a une absolue nécessité à faire des images.

Les récits de Rithy Panh, de Jean Hatzfeld, de Maurice Genevois et d’Albert Camus (pour ne citer qu’eux) et la pensée d’Hannah Arendt sont eux aussi des soutiens précieux et ils nourrissent constamment ma réflexion.

« Rithy Panh donne à méditer sur la vocation des images à se constituer en archives et à faire œuvre de sépulture pour les défunts. Pour reconstruire une mémoire tant individuelle que collective, il est essentiel de retrouver les sens perdus de certaines traces. […] La destruction des images et de l’héritage culturel se rattache consciemment et inconsciemment à l’effacement de la mémoire, tant individuelle que collective. Considérant qu’on ne peut pas transmettre la mémoire sans image, les sauver devient pour Rithy Panh un enjeu essentiel. » – Extrait de Soko Phay : L’Image manquante de Rithy Panh, in Écrire l’histoire n° 13-14, 2014, p. 158.

Je saisis donc l’occasion qui m’est offerte pour rendre hommage aux photographes que je côtoie depuis la création de Hemeria. Ils cherchent coûte que coûte, en témoins et en gardiens de la mémoire, à donner la parole à ceux que l’on ne voit pas, que l’on ne regarde pas, pour que l’on ne les oublie pas.

Penser la paix

Imagine : penser la paix est un livre essentiel. Conçu par la VII Foundation à l’initiative de Gary Knight, de Ron Haviv et de Fiona Turner, il a paru à l’occasion du Prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre en octobre 2020, en même que l’exposition éponyme s’ouvrait au sein de l’hôtel du Doyen.

Cambodge, 2017 © Gary Knight. VII Foundation /
Imagine penser la paix

Trois années de travail, réunissant journalistes, photographes, juristes, négociateurs de paix, personnalités du monde associatif et citoyens, ont été nécessaires pour mener à bien cette réflexion de fond sur ce qu’il est advenu de la construction de la paix au Cambodge, en Irlande du Nord, au Liban, en Bosnie, au Rwanda et en Colombie. Six pays marqués par des guerres fratricides.

Irlande du Nord © Gilles Peress. VII Foundation /
Imagine penser la paix

Rwanda © Jack Picone VII Foundation /
Imagine penser la paix

Palestinians fleeing massacre by Christian gunmen, Karantina, Beirut, Lebanon, January 18, 1976 © Don McCullin.VII Foundation /
Imagine penser la paix

Construit sur une mise en tension, par l’image et le texte, entre le passé et le présent, le livre raconte les années de guerre d’hier mais surtout la réalité de la paix d’aujourd’hui : comment elle a su s’imposer, ou, au contraire, pourquoi la réconciliation n’a pas fonctionné.

Le regard des journalistes et des photographes revenus sur les lieux de guerre qu’ils ont documentés au moment des conflits offre un éclairage inédit des perspectives de paix et des dynamiques à l’œuvre dans ces pays.

On comprend aussi, à la lecture des essais et des récits, le rôle primordial de la mise en place d’une justice transitionnelle efficace et équitable, reconnue par toutes les parties, et celui, crucial, de la présence des femmes au sein des institutions politiques.

Ce livre, dont la vocation est d’encourager le débat autour de l’enjeu de la construction de la paix, devrait être mis entre toutes les mains de ceux qui, demain, négocieront la paix en Ukraine.

Fenêtre ouverte sur l’espoir et la résilience, il enjoint tous les responsables à faire la différence entre faire la paix et faire perdurer la paix. Prévenir l’émergence de nouveaux conflits devra être une priorité.

« Il n’y a pas de bonnes guerres mais il y a de mauvaises paix.
Ce volume a ceci d’unique qu’il rassemble des perspectives
sur le retour vers la paix provenant de tous les continents. Il
les éclaire avec des photographies saisissantes, dont beaucoup
se situent dans la zone floue qui sépare la guerre de la paix.
Imagine : penser la paix illustre ainsi à la perfection la nature
fragile et complexe des transitions sociopolitiques, mais
aussi les joies du retour à la normale. »
— Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation
pour la recherche stratégique.

Imagine : Pensez la paix / Hemeria / VII Foundation

Témoigner pour les victimes

© Maryam Ashrafi. S’élever au milieu des ruines, dans entre les balles / HEMERIA

© Maryam Ashrafi. S’élever au milieu des ruines, dans entre les balles / HEMERIA

En octobre 2021, le livre de la photographe documentaire Maryam Ashrafi ¹a vu le jour après un long travail d’éditing et de conception éditoriale. Récompensé par le prix HiP dans la catégorie Reportage & Histoire, il raconte en 280 images noir et blanc comment la résistance kurde s’est enracinée au Rojava (le Kurdistan syrien) pour combattre les forces de Daech d’une part et les forces syriennes et turques d’autre part.

© Maryam Ashrafi. S’élever au milieu des ruines, dans entre les balles / HEMERIA

© Maryam Ashrafi. S’élever au milieu des ruines, dans entre les balles / HEMERIA

En toile de fond, les images de Maryam Ashrafi, accompagnée des textes d’Allan Kaval, de Mylène Sauloy, de Carol Mann et de Kamran Matin, mettent en lumière la lutte du peuple kurde, portée par les femmes, de créer une société juste, égalitaire, paritaire, libertaire, écologique. Une exemplarité d’action portée par les principes du philosophe américain Murray Bookchin qui devrait inspirer le monde occidental… Ainsi, avec S’élever au milieu des ruines, danser entre les balles, son premier livre, « Maryam Ashrafi raconte des communautés remodelées par les armes, blessées par la guerre, mais fondant aussi en son sein une nouvelle existence collective¹ ».
La Fondation Danielle Mitterrand, qui a soutenu le livre, œuvre aujourd’hui pour créer des jumelages entre des villes françaises et syriennes dans le cadre de l’initiative Jasmines (Jalons et actions de solidarité, municipalise et internationalisme avec le nord-est de la Syrie). Longue vie à l’utopie, elle a maintenant le visage de Leila Mustapha, la co-maire de Raqqa !

Faire entendre leur histoire

Il y a quelques jours, grâce à Maryam Ashrafi, j’assistais à une rencontre organisée autour du travail de Giles Duley par la 193 Gallery. Pendant que la place de la République résonnait des appels de la communauté ukrainienne parisienne à faire cesser l’invasion du pays par l’armée de Poutine, les mots de ce photo-reporter anglais grièvement blessé en Afghanistan en 2011 (ses deux jambes et un bras ont été emportés dans l’explosion d’une mine artisanale) rappelaient à quel point l’on ne devait pas douter de l’urgence de photographier les soubresauts de l’Histoire et ses chaos.

Exposition de Giles Duley à la 193 Gallery

« J’ai la conviction que l’on ne peut pas de faire de photographie anti-guerre qui implique un soldat. Je pense que dès que l’on prend une photo de quelqu’un tirant avec une arme, un garçon de 15 ans qui la regarde va trouver ça excitant. Donc je me demande toujours comment faire une photo anti-guerre, et pour moi c’est en montrant les conséquences sur les civils.² »

Giles Duley nous a parlé de Résilience.

La sienne d’abord. Celle d’un homme enfermé dans son corps pendant 46 jours, attaché à un lit d’hôpital. Quarante-six jours où le seul espace dans lequel se mouvoir fut celui de sa conscience. Puis, dès qu’il s’est remis debout, le retour sur les terrains de guerre quand la guerre en Syrie éclate.

La résilience des victimes les plus vulnérables ensuite. Celles à qui il donne un visage, photographiées frontalement, en noir et blanc, sur un fond blanc, qui fait abstraction du contexte historique ou géographique pour mieux montrer qu’elles font partie, avec lui et quel que soit le conflit, d’une même communauté de blessés, aux cicatrices apparentes ou invisibles. Ces portraits, d’une grande dignité, ont été rehaussés de lignes d’or façon Kintsugi par son ami Toni Hollis [dans le cadre du projet VENT, Giles Duley offre ses images libres de droit à tout artiste souhaitant les utiliser pour créer d’autres œuvres à partir des siennes].

Qu’il s’agisse de Catarina, photographiée dans un camp de réfugiés soudanais en Ouganda, ou de Deborah, habitante d’un camp de déplacés au Sud-Soudan, toutes lui ont donné et c’est lui qui a reçu. Et quand il doute de son utilité, qu’il hésite à sortir son appareil photo pour photographier un garçon-soldat de 12 ans en train de mourrir, c’est un médecin qui l’incite à le faire parce qu’il doit sa vocation aux reportages parus dans la presse magazine. « Je ne suis pas un photographe de guerre, je documente l’amour³. […] Art cannot change the world, but it has the power to inspire those who can », nous dit-il.

VENT © Giles Duley

Honorer la mémoire des disparus

Je terminerai en évoquant les deux projets d’édition sur lesquels je travaille pour 2022 et 2023.

Le premier racontera la trajectoire des militaires français souffrant de syndrome de stress post-traumatique. Ces blessures psychiques sont des virus qui infiltrent toute la sphère familiale jusqu’à l’éclatement si aucune prise en charge ne se fait. Ce travail documentaire dans l’intime des vies quotidiennes parle du défi personnel d’un héros devenu victime, et d’une société qui peine à reconnaître la fragilité de ses soldats et à se confronter à la réalité de la violence de la guerre. Ce livre montrera aussi le continuum historique entre les soldats français stationnés au Mali ou en Centrafrique et ceux de la Grande Guerre, notamment les blessés de 14-18 du cimetière des Oubliés de Cadillac, morts de faim en 1941. (Livre à paraître en septembre 2022 – Aux armes et caetera – Photographies de Jérémy Lempin, texte de Cyril Hofstein).

France-Saint Lo. 21/07/2020. 

Pierre devant le monument dédié aux soldats du département de la Manche tombés en Algérie.
« On montait la garde tous les deux ou trois jours, parce qu’on était les planqués de l’état-major. Moi, qui étais chauffeur, je n’y coupais pas. Je gardais la morgue, c’était terrible, je tournais la manivelle pour faire chauffer les braises et sceller les cercueils en tôle au fer rouge. Je devais les changer, enlever leur tenue de combat et les mettre en tenue de sortie, il y avait des camarades à moi dans le lot. En deux ans, j’ai dû changer une cinquantaine ou soixantaine de mes camarades. Quand on voyait les hélicoptères arriver c’étaient des morts ou des blessés ».
© Jérémy Lempin

Le deuxième projet est une véritable enquête journalistique menée par un photographe belge en Bosnie. Trente ans après le début de la guerre en ex-Yougoslavie, où en est le processus de réconciliation entre Serbes et Bosniaques ? Comment la mémoire des victimes est-elle prise en considération ? Le processus de justice transitionnelle réalisé par le TPIY a-t-il été suffisant ? Les accords de Dayton de 1995 ont-il permis l’installation d’une paix durable ?

Fabrice Dekoninck a retrouvé des victimes et des témoins du siège de Sarajevo, du génocide de Srebrenica, des massacres du nord-Bosnie. Au travers de leurs témoignages — la mémoire des hommes — et en documentant par l’image le décor de la guerre — la mémoire des lieux —, nous plongeons au cœur d’une Histoire on ne peut plus douloureuse, en quête des traces et des stigmates indélébiles laissées par la violence d’une rare brutalité. Elles jaillissent dans chaque village, au coin de chaque virage, maisons en ruine abandonnées depuis la fin de la guerre. Elles émergent dans chaque regard de ceux qui ont perdu leurs proches sans pouvoir honorer leurs tombes : les Serbes ont dispersé les corps pour qu’on ne puisse jamais les identifier.

Après l’Ukraine, le risque est grand de voir éclater un nouveau conflit entre la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine et la République serbe de Bosnie, tant les tensions sont exacerbées par un nationalisme serbe de plus en plus affiché au grand jour. L’embrasement ne demande qu’une étincelle.

Bosnie © Fabrice Dekoninck

Bosnie © Fabrice Dekoninck

Bosnie © Fabrice Dekoninck

Pour conclure, il faut rappeler qu’il ne peut y avoir de paix réussie que si le contexte économique est favorable et la stabilité politique apte à éviter la corruption. Les prochaines élections en Colombie pourront peut-être parvenir à ce que les accords de 2016 portent enfin leurs fruits, quand, au Cambodge et en ex-Yougoslavie, cette corruption gangrène les possibilités de croissance économique, et quand, au Rwanda, la fermeté de la gouvernance du président a évolué vers un diktat autoritaire qui met en péril les avancées obtenues depuis son arrivée au pouvoir. La guerre en Ukraine ne doit pas faire oublier tous les conflits passés où la paix reste si fragile…

1 – Extrait du texte de présentation d’Allan Kaval pour l’exposition qui a été présentée au Prix Bayeux en octobre 2021 puis au prix Liberté à Caen.
2 – https://www.arte.tv/fr/videos/107222-000-A/photographie-giles-duley-et-les-marques-de-la-guerre/
3 – À voir, reportage sur france.tv > https://fb.watch/bEHyuBPbzY/

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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