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Pour sa première carte blanche, la fondatrice et directrice du festival Les promenades photographiques, Odile Andrieu Verguin, nous invite à une immersion dans l’œuvre de Jean Baudrillard. Pour introduire son récit, elle revient sur une anecdote avec le philosophe et photographe à l’occasion de la préparation de son exposition dans le cadre de la manifestation en 2006, soit un an avant sa disparition. Retour sur les réflexions et questionnements de Jean Baudrillard autour de l’objet photographique.

Autoportrait, 2006 © Jean Baudrillard

Il y a quelques années avec Martine et Jean Baudrillard nous étions en route vers leur maison de campagne.
Nous allions chercher l’exposition qui allait être présentée en 2006, pour la deuxième année des Promenades Photographiques.
Au fil de la conversation Jean me demande « à force de voir des photographies, parfois tu n’as pas envie de fermer les yeux ? ». « Parfois je ferme les yeux » lui avais-je répondu.
Souvent je pense à cette question de Jean.
Plus le temps passe et plus il m’est nécessaire, indispensable « de fermer les yeux ».
Pour faire silence.
Dès que possible, je pars marcher seule dans la montagne, dans la campagne, de longues heures.
Pendant plusieurs jours. Depuis quatre ans je nage aussi beaucoup.
Je peux ainsi reprendre le souffle nécessaire à la poursuite de mon activité auprès des photographes artistes visuels.
Comme le porte si bien le titre du documentaire de Helen Doyle « Dans un océan d’image j’ai vu le tumulte du monde ».
Ces instants de retraite vont permettre, à la sortie de cette « cécité » de regarder à nouveau l’océan d’image.

© Jean Baudrillard

© Jean Baudrillard

L’oeuvre photographique de Jean Baudrillard reste complémentaire de son oeuvre littéraire, elle questionne l’objet photographique.
L’objet est montré dans une apparente simplicité, silencieuse, qui sera admise comme un instant donné, au sens de l’offrande, à la réflexion, proposée au regard sans prétention d’information, chacun en aura sa propre lecture.

© Jean Baudrillard

À propos de la photographie du fauteuil recouvert d’un drap rouge notre imagination pourrait y voir la présence de ce qui n’est pas, l’ambiguïté de ce qui pourrait être : les plis laissent la trace du corps, penseur il y réfléchit, discute, questionne.

© Jean Baudrillard

Une autre photographie nous montre sur la table un carnet, coin relevé, empreinte de ce qui a été ouvert, consulté, l’homme est plongé dans le silence, la réflexion, les pensées contestataires.

Les mots se cachent derrière ces pages que nous ne voyons pas, le bruissement du crayon, que nous n’entendons pas, fait écho à l’image figée. La lumière ne vient pas de l’objet-lampe mais du monde extérieur, de la fenêtre ouverte. Elle trace des lignes. Il en est absent, il demeure par son empreinte. Pourtant Jean Baudrillard dans son intervention Ob-scénité de l’objet photographié nous ramène à la pure réalité de la présentation.

L’image est, point. Elle n’est ni plus ni moins la représentation d’un objet photographié dans sa banalité, sans prétention.

Rio, 1996 © Jean Baudrillard

Dans son voyage urbain une double lecture de l’image s’impose. Au premier coup d’œil ce qui paraît est coloré, graphique, composé, une deuxième lecture se fait, rien n’est jamais aussi simple qu’au premier regard. L’imagination encore une fois vagabonde. Il y a t-il quelqu’un derrière la vitre de la mansarde au-delà du grand drap bleu, tout en haut de l’image, qui regarde l’envers du décor ? La hauteur de son point de vue est nécessairement différente de celui qui, en bas, fige l’instant.

L’interprétation qui sera faite par le spectateur est d’ordre individuel, personnel, vouloir donner un sens à ces images ne participera pas de l’intention de Jean Baudrillard. Il nous encourage pourtant à dépasser la surface des choses.

© Jean Baudrillard, photographie exposée à l’occasion de l’édition 2017 des Promenades Photographiques

Nous ne pouvons que regretter les mots qu’il n’écrira pas sur la profusion et l’invasion des images sur les réseaux sociaux et ailleurs, surtout lorsqu’on relit ses mots:

« L’ambivalence du monde, l’ambivalence des objets, c’est de ça dont essaie de rendre compte non seulement la photographie mais aussi le langage.
Résister au bruit, à la parole, à la rumeur par le silence de la photo-résister au mouvement, aux flux et à l’accélération par l’immobilité de la photo-résister au déchaînement de la communication et de l’information par le secret de la photo- résister à l’impératif moral du sens par le silence de la signification. Résister par dessus tout au déferlement automatique des images, à leur succession perpétuelle, où ce qui est perdu, c’est non seulement le trait, le détail poignant de l’objet (le punctum), mais aussi le moment de la photo, immédiatement révolu, irréversible, et de ce fait toujours nostalgique. Cette instantanéité est tout le contraire de la simultanéité du temps réel.
Le flux d’images produites en temps réel, et qui s’évanouissent en temps réel, est indifférent à cette troisième dimension qui est celle du moment. Le flux visuel ne connaît que le changement, et l’image n’a même plus le temps d’y devenir image. Pour qu’une image soit une image avant toute chose, encore faut-il qu’elle le devienne, et ceci ne peut se faire que dans le suspens de l’opération tumultueuse du monde et dans une stratégie de dépouillement.
Substituer à l’épiphanie triomphale du sens l’apophanie silencieuse de l’objet et de ses apparences. » Extrait de L’Échange impossible, Éditions Galilée

La Rédaction
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