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Rencontre avec Thomas Bernard, « Savoir réenchanter la galerie »

Temps de lecture estimé : 11mins

C’est à l’occasion de la sortie de la monographie d’Anita Molinero et de l’exposition de Gorka Mohamed que nous rencontrons Thomas Bernard dans sa galerie de la rue des Arquebusiers, un nom qui lui va assez bien quand on se penche sur son parcours et ses choix !
Une rencontre sans compromission sur le métier de galeriste, l’évolution du marché, les rouages du milieu et une éthique de plus en plus contaminée.

« Ce métier de fantassin qui est le nôtre est un métier où l’on doit aller au contact pour être le plus contagieux possible dans notre enthousiasme pour les artistes« 

Bordeaux-Paris,
Rigueur à ne pas confondre avec froideur !

Etre à Bordeaux permettait, d’une part, de regarder tous azimuts car depuis Bordeaux la démarche est la même d’aller à Paris, ou Londres, Marseille ou Genève..d’autre part de pouvoir fonctionner facilement avec d’autres structures, notamment la Mauvaise Réputation avec laquelle nous avons régulièrement collaboré.
Paradoxalement quand j’ai décidé d’ouvrir à Paris un second espace en 2013 (rue du Grenier Saint Lazare), j’ai découvert que tout était moins cher en terme d’encadrement, de transport.. (loyer excepté). Puis il a fallu trancher en faveur de la capitale et d’un lieu central, le marais. Peu à peu cette question du centre et de la périphérie s’est vue requalifiée par l’importance grandissante des foires et des réseaux sociaux.

La Ligne :

Nous avons toujours montré des peintres, un medium qui m’interpelle et qui, de plus est lié à une histoire du medium, que je qualifierais de complexe et d’intranquille. Dès le début j’ai montré le peintre Franck Eon mon ancien professeur qui m’a beaucoup appris. Je souhaitais mettre en place une sorte de cycle et tordre le coup à cette image d’austérité qui m’était accolée. Ce cycle a commencé avec un projet avec Vincent Gicquel, pour le montrer à rebours des attentes et construire un dialogue avec un grand collectionneur de vaudou, l’anthropologue Jean Jacques Mandel (musée à Strasbourg) autour des questions de charges, croyances, déplacements, magie, pays imaginaires.. A partir de là je souhaitais me concentrer en profondeur sur 4 artistes : Vincent Gicquel, Olivier Masmonteil, Thierry Lagalla et Gorka Mohamed qui ont en commun : une grande érudition de l’ histoire de l’art et une capacité technique mise en jeu ou au contraire déconstruite, autour de problématiques de fond : la question de la représentation, la peinture comme objet peint, sa matérialité et présence.
De même avec Benoit Maire souvent qualifié de cérébral, un malentendu que j’ai cherché à dépasser notamment lors d’un stand mémorable à la FIAC autour des nuages où il côtoyait un Nicolas de Staël.

Le métier de galeriste : définition

J’appartiens à une génération celle des utopies singulières et je crois qu’être galeriste c’est aussi s’exposer soi.
De Cortex Athletico j’ai voulu que mon nom soit toute l’année affiché, prendre la parole au motif de choses qui me plaisent et assumer la responsabilité de ce que je montre plutôt que de me retrancher derrière une ligne confortable. J’ai choisi d’être galeriste comme manière d’être libre et pouvoir au gré des rencontres, réflexions, évolutions des artistes, histoires vécues, comprendre et accompagner mes positions. Je ne me sens pas inquiet de ruptures éventuelles dans mes choix et programmations. Au contraire je revendique qu’il n’y ait pas une exposition semblable à une autre. Je préfère avoir un banquier qui me tance plutôt que la soumission à un politique qui change !
La valeur ajoutée de notre activité en tant que galerie d’un format éditorial c’est de pouvoir passer du temps avec les gens, les accompagner, les côtoyer, tisser du lien, plus que le temps perdu sur une foire très lointaine.
De plus, j’ai décidé suite aux attentats de Charlie Hebdo de me recentrer encore davantage sur des liens de proximité avec les autres.

Les foires : surenchère et système mortifère

Les foires sont passées d’un moment de rencontre à un moment de densité de marché. Mais petit à petit on s’est aperçu que ces places de marché sont de moins en moins des espaces de territoires au profit de l’enchainement, une sorte d’évènementiel permanent type barnum avec un système où tout se ressemble et se répète. Ce qui au départ est assez grisant car on rencontre plein de gens dans une relative euphorie se construit sur une uniformisation des stands et des propositions. Les foires en construisant une concentration d’espace-temps permettent à un amateur d’art d’aller vers une sélection d’autant plus importante que les galeries de plus en plus nombreuses, agissent comme une sorte d’écran pour prescrire ce qui est le mieux. Sur quelques jours on créé les conditions d’une sorte de speed dating où toutes ces œuvres dans cette hyper concentration ont très peu de temps pour convaincre, ce qui conduit à une sorte de surenchère et créé une esthétique de la rutilance et de la séduction immédiate. Tout un système dont est partiellement responsables. A contrario en 2010 nous avions fait à la FIAC un stand qui était fermé et je remercie Jennifer Flay et Martin Béthenot à l’époque d’avoir accepté ce principe exclusif, autour des œuvres de Rolf Julius, son dernier projet avant sa mort qui étaient très fragiles.

Participer aussi bien à Art Paris qu’à la Fiac n’est pas incompatible, malgré les réserves de certains de mes confrères et rejoint ce cercle vertueux de cette ville qui se construit à différents moment autour des foires. Paris qui reste le plus grand hub touristique du monde offre largement la place pour un évènement au printemps à une échelle européenne qui favorise par la suite une amplitude planétaire. Les gens qui vont à Art Paris pour une bonne partie rentrent dans le marché et vont potentiellement venir ensuite à la Fiac, ce que Jennifer Flay a bien compris. Et c’est là toute la force de la Fiac, d’avoir pris en compte qu’il ne servait à rien de vouloir ressembler à une autre foire mais au contraire capitaliser sur son identité et en retirer le maximum de bénéfice car quoiqu’on dise, Paris reste Paris.

La question du coût des foires est également à prendre en compte. Le budget d’une Fiac par exemple nous permettrait de faire 2 voyages en Europe par semaine en 1 an ! Que faire de cette donnée ? On déplore aujourd’hui le manque de fréquentation des galeries ce qui justifie les foires mais mettre toutes ses ressources et le meilleur dans les foires cela signifierait la désertification de nos galeries ! Dès lors ma position est de dire qu’il faut construire un marché support, et réenchanter la galerie, en faire un lieu de passage où l’on se sente accueilli, avec comme format essentiel une table, un endroit où l’on travaille, signe des chèque, dîne, danse..

De plus, pouvoir publier pour chaque exposition est aussi une volonté et ce cout d’un catalogue à chaque exposition correspond à la participation à une foire lointaine.

Course à la visibilité, le chamboule-tout des réseaux sociaux, les œuvres dites instagrammables

Historiquement une galerie représentait 4 espaces physiques : l’exposition, le bureau, le show room et le stock.
Sont arrivés 3 espaces en plus qui ont un cout supplémentaire de temps et d’investissement, la partie promotion étant devenue exponentielle :
-les foires qui oscillent entre l’expo et le show room,
-l’espace des réseaux sociaux avec des œuvres qui génèrent des calculs dits bankables sur la couleur, le format..
-et enfin un espace de marque dit moral par exemple la terrasse de la galerie Perrotin à New York qui est un lieu dédié à des évènements pas directement liés au motif d’une exposition mais qui participent à la construction d’une identité Perrotin, de même que les ventes aux enchères quaritatives de Kamel mennour par exemple.

Sur instagram on se rend compte que certaines structures ou certains artistes sont capables de modéliser à l’échelle d’une image de smartphone relativement petite, des images de synthèse qui leur permettent de rentrer en production en fonction du nombre de commentaires. Cette donnée est inquiétante. Ce qui se résumerait par une histoire du marché de l’art jusqu’à la 2ème guerre, latine avec des gens qui vont construire un marché sur des artistes alors que de plus en plus ce sont des anglo saxons qui prennent le dessus avec une méthode extrêmement pragmatique à partir des attentes du marché. On le note avec les écoles d’art en Angleterre ou aux Etats-Unis qui de part leur cout ne sont pas accessibles à tous et placent les étudiants en débiteurs sur l’emprunt qu’ils contractent en arrivant. Mais toute cette logique est visiblement en train de changer pour un retour plus raisonnable si tant est que l’art puisse avoir une raison.

Cartographie et concentration du marché :
Nous sommes en permanence en train de chercher un nouveau terrain de marché puisque le ratio nombre d’opérateurs et niveau de marché est très déficitaire. On s’aperçoit par exemple avec MAP/Galeries Mode d’Emploi que nous sommes à présent 80 galeries pour 25 à son ouverture en 1993, or c’est le même ratio sur l’ensemble des galeries parisiennes alors que le marché n’a pas été multiplié par 4. Depuis quelques années on assiste à un système avec plus de fermetures que d’ouvertures mais paradoxalement au mètre carré cela augmente. Les gros acteurs ont accompagné un marché de plus en plus haut avec certains décrochages amorçant une forte crise annoncée ce qui les a conduit à développer un spectre de prix beaucoup plus large, face auquel il est difficile de lutter.

Parcours et rencontres décisives

Enfant à Bordeaux où mes parents d’origine bretonne sont installés, je participe le mercredi à « l’Atelier du Regard » au CAPC, qui m’ouvre à des choses totalement inconnues. Puis je poursuis avec des défilés de mode, des concerts.. Je n’ai pas encore conscience de la portée du CAPC. Jean Louis Froment son fondateur a construit des scènes pédagogiques à la fois rigoureuses et ludiques. J’ai voulu passer un bac éco pour pouvoir lire toutes les pages du Monde puis les Beaux Arts de Bordeaux avec des rencontres assez incroyables, tant au niveau personnel que professionnel et des expériences d’assistanat comme avec Sol Lewitt ou l’exposition Traffic de Nicolas Bourriaud en 1996. Une autre rencontre marquante est celle de Richard Baquié et l’exposition que je monte en 1997 qui tranchait dans sa dissonance rock avec les écrits de Buren pour le CAPC et les superproductions d’artistes américains.
Les rencontres décisives sont celles qui croisent des chocs esthétiques comme ce bonheur immense de travailler avec Rolf Julius qui me semblait a priori inaccessible.

Place des artistes français et leur difficile reconnaissance à l’international

Les gens n’osent pas taper du poing sur la table en revendiquant ce qui leur plait. Qu’est ce qu’on attend pour Anita Molinero par exemple ? On est tout le temps en train d’aller explorer des scènes lointaines au dépend d’une vraie réflexion esthétique. Un des grands problèmes que l’on a en France concerne le vocabulaire.
Ainsi des institutions au motif d’avoir une programmation internationale ont botté en touche en ne programmant que des artistes étrangers, ce qui est catastrophique. Quand on regarde d’autres pays il y a un rapport plus décomplexé là dessus. L’attitude de certaines galeries est à souligner aussi avec parfois peu ou pas du tout d’artistes français.
De plus il y a une grande suspicion des institutions françaises vis à vis des galeries, ce qui est anormal.
Un autre problème vient aussi de l’intérieur avec des artistes qui parlent peu anglais et hésitent à bouger et prendre des risques avec un système qui les accompagne très dispersé alors que le Swiss Institute à New York par exemple est un fer de lance très puissant. Il y a une faiblesse de représentation des artistes français à l’étranger mais la culture à l’étranger revient au ministère des affaires étrangères en France ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays.
De plus, nous n’avons pas d’organe de presse qui s’exporte à l’image de FlashArt par exemple ou Frieze, art forum.
Il semble visiblement plus naturel que le musée Reina Sofia avec qui j’ai déjà travaillé, mette en avant des artistes de 50 ans que nous avec Aurélie Nemours, même si cela commence à changer.
A nous de faire évoluer les mentalités pour que les gens se sentent de nouveau fiers des artistes de notre pays.

Une Citation qui vous accompagne :

St Augustin, « Il perd plus celui qui perd sa passion que celui qui se perd dans sa passion« .

INFOS PRATIQUES :
Gorka Mohammed
I Would Prefer Not To
jusqu’au 15 juin 2019
Galerie Thomas Bernard
13 Rue des Arquebusiers
75003 Paris
http://www.galeriethomasbernard.com/

Thomas Bernard participe à Paris Gallery Weekend les 17-18-19 mai

Actualités de la galerie :
Anita Molinero @ Frac Grand Large, Dunkerque
Gigantisme – Art & Industrie
Rainier Lericolais @ Galerie La Mauvaise Réputation, Bordeaux
Etrange ! (variations en vrac) @ Chateau Chasse Spleen, Bordeaux Group Show
Karina Bisch @ MAC VAL
Lignes de vie – une exposition de légendes

Relire notre interview de 2017 avec l’ancienne directrice de la galerie, Sophia Girabancas Pérez autour du Centre d’art Chasse Spleen (Bordelais).

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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