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La Carte blanche photographique de Christian Caujolle : Daniel Boudinet

Temps de lecture estimé : 11mins

Pour sa première carte blanche notre invité de la semaine, Christian Caujolle a souhaité nous parler de l’exposition consacrée à Daniel Boudinet et qui se déroulera en juin prochain au Jeu de Paume à Tours.

Extraits du texte à paraître dans l’ouvrage «  Daniel Boudinet, le temps de la couleur » (Coédition Jeu de Paume / Médiathèque de l’architecture et du patrimoine / Liénart 192 pages, 35 €) qui accompagnera l’exposition éponyme (commissaires Mathilde Falguière et Christian Caujolle) au Château de Tours du 16 juin au 28 octobre.

Il peut paraître paradoxal, s’agissant d’un photographe dont l’essentiel de l’œuvre a été réalisé en noir et blanc de concentrer l’approche autour de ses travaux en couleur.  C’est pourtant là que l’apport de Daniel Boudinet est à l’évidence déterminant et se situe au carrefour de bien des mutations et questionnements de l’époque et c’est là qu’il se comporte en véritable précurseur. (…)

Pour mieux saisir les enjeux de ces travaux il faut se replonger dans la situation de la photographie à l’époque, entre autres par rapport à la couleur. Lorsque Daniel Boudinet commence à photographier, à la fin des années 60, seul le domaine de la publicité fait la part belle à la couleur, plus chère à produire et, surtout, beaucoup plus chère à imprimer. C’est ainsi que dans la presse on n’utilise guère la couleur et que lorsqu’on le fait, c’est en se calant sur les pages de publicité en couleurs qui financent l’impression des cahiers rédactionnels habituellement en noir et blanc. Paris Match est le spécialiste de la chose mais reste majoritairement en noir et blanc même si sa couverture est en couleurs aussi souvent que possible. Car, réputée « plus attractive », « plus réaliste », « plus vraie », la couleur apparaît comme un argument de vente, une façon de se singulariser aussi. Notons également que des magazines à fort tirage, comme Elle, ou des mensuels plus luxueux, entre autres Vogue, s’ouvrent à la couleur. Mais ces titres, regardés avec un mépris certain par le monde de l’art en raison de leur élitisme social et de leur relation au commerce, ne servent en rien de référence et c’est ainsi que, longtemps, on ne valorisa pas le talent d’un Guy Bourdin – qui, par ailleurs, refusait toute exposition et tout livre, considérant que l’espace naturel pour ses compositions était le Vogue qui le salariait.

La photographie incontestablement dominante était alors le photojournalisme, que l’on n’appelait que « reportage ». Capitale mondiale de cette activité, Paris réunissait la fine fleur des agences, Gamma, Sygma, Sipa, qui couvraient l’actualité et distribuaient les images aux magazines de toute la planète. Et les « reporters » travaillaient très majoritairement en noir et blanc. Lorsqu’ils passaient à la couleur, c’était souvent pour des cadrages verticaux, dans l’espoir de décrocher la couverture de Paris Match et ils ne se préoccupaient guère de la couleur dans sa dimension esthétique. (… )

Sachant que les photographes professionnels dépendaient alors largement de la presse qui était à la fois le plus gros producteur et commanditaire d’images et leur plus gros diffuseur, on imagine que pour vivre, un jeune photographe ne pouvait que rechercher les commandes de magazines. Il n’y avait pas de marché conséquent du tirage de collection – et encore moins en couleurs -, le Polaroïd, destiné aux amateurs, était surtout considéré comme un outil de test technique employé essentiellement dans le domaine de la mode et de la publicité, on débattait de la nécessité d’un musée consacré à la photographie parce que les institutions muséales ne lui faisaient pas de place ( il ne faut jamais oublier qu’il n’y avait pas de conservateur pour la photographie au Centre Georges Pompidou lors de son ouverture, en janvier 1977 ) et on mettait en doute les possibilités de conservation – à l’exception des tirages Fresson et du dye transfer – des épreuves couleur.

Certes, il n’y avait ni CNP, ni Maison Européenne de la Photographie, ni collection Photo Poche, ni Ecole Nationale de la Photographie, mais, pourtant, de jeunes auteurs, dès le milieu des années soixante-dix, s’interrogèrent sur leur medium, ses possibilités, ses limites et ses impasses. Certains sentaient poindre les crises, économiques, de fonction et de contenu de la presse, certains revendiquaient un statut et une reconnaissance au sein des arts visuels et tous se mirent à expérimenter, à proposer. C’est ainsi que, en 1977, Michel Nuridsany, critique d’art contemporain au Figaro put présenter dans les salles de l’ARC du Musée d’art moderne de la Ville de Paris alors dirigé par Suzanne Pagé  l’exposition « Tendances actuelles de la photographie en France » dans la laquelle figuraient deux coloristes, John Batho et Daniel Boudinet. Avec le recul, on a le sentiment que cette exposition, fondamentale et qui annonce d’autres  exposition, dans le même lieu, – « Ils se disent peintres, ils se disent photographes », en 1981, à perspective clairement internationale, puis «  Photographie France aujourd’hui » en 1982, exposition panorama – fait écho, même si elle ne lui doit rien, à la légitimation de la photographie couleur au musée par les accrochages de William Eggleston et de Stephen Shore au MoMA de New York en 1976.(…)

Sans considérer l’ importance relative des photographes qui développent alors des recherches autour de la couleur il faut citer John Batho et ses compositions en à-plats graphiques fortement structurées, Pierre et Gilles et leurs mises en scène kitsch rehaussées à la peinture, Bernard Faucon, lui aussi partisan de la mise en scène dans une tonalité plus poétique et métaphysique, fidèle à une seule émulsion, Andreas Mahl et ses dépouillements et transferts de Polaroïd, par exemple. Parmi eux, Daniel Boudinet est, comme dans d’autres domaines, à part. Remarquable tout à la fois par sa constance à se lancer dans des expérimentations successives et différentes et par la dimension fortement réflexive et intellectuelle de ses constructions.

Les deux séries fondatrices, celles qui restent essentielles même si les autres travaux ultérieurs en couleur, dans leur développement, sont toujours riches d’enseignements, restent Les Villes la nuit et Fragments d’un labyrinthe, Opus IV.  Deux séries nocturnes, comme pour prendre le contrepied de l’idée reçue qui veut que la nuit soit le domaine du noir, utilisées pour révéler, expliciter  et mettre en œuvre un  point de vue sur la couleur.  Les villes sont celles d’un marcheur qui en connaît les parcours et qui, pour photographier, se transforme en dragueur de couleurs et de lumières. Grace aux poses longues,  au moyen de cadrages qui incluent la source lumineuse dans le champ ou en rendent explicite la perception hors-cadre, Daniel Boudinet compose des miniatures – la petite taille des tirages de cette série était essentielle pour lui, afin que le spectateur s’approche, s’approprie l’image, la décrypte – qui renvoient implicitement à un classicisme pictural tout en affirmant leur nature photographique. Des à-plats de couleur qui structurent l’image et proposent une autre forme de géométrie, fondée sur l’équilibre des masses, sur les variations de contrastes, sur l’affirmation du point de vue et une réflexion en pratique sur la frontalité. La couleur est le produit de l’effet des lumières artificielles et de la façon dont l’émulsion photographique les reçoit et les transcrit. Et le propos n’est guère éloigné de celui d’un peintre hyperréaliste qui aurait choisi une direction poétique par le biais du mystère. Car ces lieux de la ville, la nuit, sont tout sauf « remarquables » ou spectaculaires. Ils semblent sélectionnés pour leur banalité, leur vacuité, que la lumière va transcender en révélant la couleur qui leur donne forme. On peut y percevoir des échos de visions surréalistes, on ne manquera pas de noter à quel point ils deviennent des décors – on songe naturellement aux propositions que fit Richard Peduzzi, lui aussi grand marcheur dans les villes, au Théâtre des Amandiers de Nanterre à la même époque – d’un possible théâtre. Mais ces vues de ville, par leur nature colorée, parce que la couleur est la matière qui organise leur identité même peuvent aussi sembler anticiper la relation de la photographie au cinéma qui est devenue un classique aujourd’hui. Daniel Boudinet joue savamment sur le réalisme naturel de la photographie pour verser ses visions vers une forme d’onirisme qui les verse à la fiction.

Les Fragments, eux, procèdent, dans l’appartement de l’artiste qui n’hésite pas à en bouleverser physiquement l’organisation, de toute autre manière. S’ils n’existent que par la couleur ( Daniel Boudinet était bien conscient que ce qui fait qu’une photographie est une photographie couleur est le fait qu’elle n’aurait aucun intérêt si elle était en noir et blanc ), ils pratiquent par des déclinaisons en camaïeu des mêmes teintes bleues, des mêmes effets de l’artifice lumineux mais ils s’attaquent à la façon dont ces colorations qui vibrent construisent de l’illusion d’espaces, à l’opposé de la frontalité, questionnent et rompent la perspective et invitent à une circulation du regard qui va se heurter à des ruptures spatiales, rencontrer fenêtres et voilages, une porte, contourner un rai de lumière. Autant les villes figent, interrompent, posent le regard du spectateur, autant les fragments incitent, dans la complexité de leurs  compositions, au mouvement de l’œil, puis de la pensée. Les fragments, de façon totalement radicale, affirment que l’objet photographié est effectivement la couleur, monochrome et que ce que nous voyons est l’organisation de formes que fabriquent ces variations d’une même teinte modulée par la lumière.(… )

A parcourir l’ensemble de ces recherches sur la couleur, de ces photographies qui s’obstinent à passer de la photographie « en couleurs » – technique – à la photographie couleur – identité, nature – on se rend bien compte aujourd’hui que Daniel Boudinet a été, en France, celui qui est allé le plus loin dans ces recherches fondamentales. Et qu’il est, par la variété des supports, par la multiplicité des expériences et des projets, celui qui a pris le plus de risques, celui, entre autres, de se confronter à des commanditaires qui, de théâtres en villes d’eaux, comprenaient souvent mal sa démarche exigeante mais peu spectaculaire.

Cette approche, à cette période là, nous renvoie à un questionnement global de l’écriture de la couleur en photographie. De façon classique, et c’est le cas des historiens les plus pointus aujourd’hui, on passe allègrement de l’autochrome aux recherches et propositions américaines des années soixante-dix en survolant les multiples propositions techniques qui furent, il faut bien le dire, peu productrices du point de vue esthétique. Mais, il semble entendu que la couleur contemporaine est américaine, définitivement américaine et seulement américaine. Ce n’est certes pas pour minimiser l’apport d’un William Eggleston, d’un Joel Meyerowitz, d’un Stephen Shore, entre autres, mais il existe, il a existé d’autres propositions en ce qui concerne la couleur. Des propositions européennes qui, dans leurs fondements esthétiques, sont radicalement différentes des recherches menées outre-Atlantique.

Daniel Boudinet fait incontestablement partie de ce continent qui reste à explorer de la couleur en Europe dès les années soixante-dix. Avec celui qui restera le grand maître du domaine, lui aussi disparu trop jeune, l’italien Luigi Ghirri. Il se trouve que les deux ont participé, en 1980, à un projet croisé réunissant photographes français et italiens sur Rome et Paris. Il ne s’agit pas d’établir des hiérarchies entre les propositions européennes et américaines mais bien de tenter de cerner ce qui les différencie, au-delà du fait qu’elles se fondent sur des histoires différentes des photographies en noir et blanc qui les précèdent. En Italie, en Espagne – on pense entre autres à Carlos Perez Siquier et à Cristobal Hara -, mais également aux Pays-Bas, en Allemagne, des coloristes, tous différents, sont apparus dans les mêmes décennies et ont fait des propositions nouvelles qui renouvelaient l’utilisation de la couleur et se différenciaient absolument des bases de la photographie en noir et blanc. Si, aux Etats-Unis, nombre de praticiens ont fondé leur travail sur le paysage et la tradition de la chambre grand format, ce ne fut que rarement le cas en Europe. Une forme de fragilité, de poésie, de relation différente au temps en est née, qui interroge différemment la nature et les possibles fonctions de la couleur en photographie. Une autre modalité de référence à la tradition picturale est également à l’œuvre des deux côtés de l’Atlantique, qui reste à étudier précisément.

Pour Daniel Boudinet, qui ne cherchait pas de référence photographique à suivre mais inventait en rupture sa voie et construisait ses mises en pratique de réflexions théoriques, l’élaboration des séries correspondait à la mise en évidence de ce que Roland Barthes, son complice par bien des aspects, affirmait dans le numéro – en noir et blanc de la revue Créatis qu’ils signèrent tous deux : « La photo, c’est comme le mot : une forme qui veut tout de suite dire quelque chose. »

Trop longtemps oubliées, il faut juste souhaiter que ces photographies produites lentement dans l’espoir qu’elles seraient regardées longuement retrouvent aujourd’hui leur sens, leur importance, leur public.

INFORMATIONS PRATIQUES
Daniel Boudinet
Le temps de la couleur
du 16 juin au 28 octobre 2018
Jeu de Paume – Château de Tours
http://jeudepaume.org

 

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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